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Au cœur de l’enquête… Sur des cireurs de chaussures boliviens. Entretien avec Colette Milhé.

Publié le 20 mai 2012 par Antropologia

Propos recueillis par Bernard Traimond

Peux-tu nous dire en quelques mots sur quoi porte ton enquête en Bolivie ?

En quelques mots ? Je vais essayer mais en ce moment je suis plutôt intarissable sur le sujet ! Sérieusement, c’est la Bolivie « d’en bas » appréhendée par le prisme d’une relation entre une occidentale et un cireur de chaussures de La Paz ou comment une occidentale peut approcher une Bolivie éloignée des clichés exotiques et des thèmes canoniques de l’anthropologie : études « ethniques », indigénisme, dimensions linguistiques… Ce livre est le fruit d’un basculement, d’une condition de touriste à celle d’anthropologue, d’une Bolivie rêvée à une Bolivie vécue.

Tout commence en 2006 alors que je passe juste 24h à La Paz. Je rencontre un cireur de chaussures, Alecksandro, vers 11h du matin, il vient de commencer sa journée. Je lui donne ce qu’il gagne par jour (environ 3 euros) et, contre toute attente, il me décontenance en arrêtant de travailler. Nous passons alors la journée ensemble. 3 ans plus tard, je décide d’y retourner, de le retrouver et d’enquêter sur les cireurs. Je nous mets alors dans une situation confuse jusqu’à ce que tu me conseilles par mail de lui dire que j’écrivais un article sur les cireurs. Là, tout devient possible mais mon séjour touche hélas à sa fin. J’y reviens cette année en juillet avec une légitimité, le livre, des pistes d’investigations pressenties mais pas explorées en 2009, et avec en tête cette phrase prononcée par des cireurs que je ne connaissais pas et qui me tance : no nos olvidas ! (Ne nous oublie pas !)

Qu’appelles-tu une enquête « participative » ?

Dans les faits, il y a un auteur mais aussi toujours plusieurs co-auteurs : nos interlocuteurs mais aussi d’autres chercheurs qui nous lisent, conseillent, avec qui nous échangeons…  Ce que je propose, c’est d’élargir, de donner la possibilité de participer à l’enquête, de réagir, questionner ou simplement suivre le cheminement, d’enquêter par procuration en quelque sorte. C’est donner à tous la possibilité de voir comment se construit une recherche. Concrètement, je m’engage à envoyer trois textes par semaine durant le mois de juillet. Chacun sera libre de commenter, de me faire part de ses remarques ou de seulement lire. Les interventions seront intégrées dans le texte.

Bien sûr, j’aime bien ce côté expérimental, l’absence de statut me donne cette liberté à laquelle je suis assez attachée mais il y a aussi une contrepartie non négligeable : je fais partie des anthropologues qui paient pour faire de l’anthropologie. Si on raisonne en termes de professionnalisation, est-il possible sans poste et sans contrat de faire une recherche sur les cireurs boliviens ou sur beaucoup d’autres sujets d’ailleurs ? Il ne faut pas se leurrer, en période d’économies, des subventions, des aides il y en aura de moins en moins, il faut donc inventer de nouveaux moyens de financement. C’est pourquoi une participation de 5 euros est demandée aux participants. On peut considérer que c’est de l’ordre du soutien ou de la souscription, je préfère dire qu’il y a une prestation, un travail : les textes et la possibilité de participer à une expérience sympa.

En somme, si j’ai bien compris, tu proposes de dialoguer sur les modalités de l’enquête en train de se faire ?

Oui, en quelque sorte. C’est un terrain lointain et une enquête courte : 3 semaines. Je n’aurai pas le temps de tergiverser, je ne veux pas regretter quelques mois plus tard d’être passée à côté de quelque chose d’essentiel même si cela me semble un peu inévitable. Mais quand tu es là-bas, tu as un peu la tête dans le guidon, et seule en pays étranger, avec des repères flous, le « quotidien » t’accapare pas mal. Alors je compte sur les réactions, ce dialogue, les questions parce que cela fera bouger mon point de vue, m’amènera à réfléchir en examinant les choses sous d’autres angles, que les remarques soient pertinentes ou non d’ailleurs ! Cela m’obligera à clarifier, ce qui n’est jamais un mal ! Et puis parfois tu es placée devant un problème qui te semble insoluble. Il y a 3 ans c’est toi qui me donnes la clef avec l’idée de l’article sur les cireurs. Pourquoi ne pas solliciter des conseils ? Après, concrètement, je suis dans une expérimentation, je ne peux pas anticiper ce qui va se produire… Et puis, comme tu le sais, une enquête est toujours imprévisible, d’ailleurs, sinon, ce ne serait pas une véritable enquête !

Oui, justement, qu’il soit bon ou mauvais c’est le bilan qui est intéressant ! Tu vas intégrer ce dialogue dans le texte, comme tu l’as déjà fait dans celui qui est rédigé mais les participants pourraient alors aussi devenir de potentiels futurs lecteurs ?

Récemment j’ai entendu Eric Chauvier expliquer qu’il écrivait en anticipant la réception des lecteurs. Cette idée m’a paru essentielle. Je pense qu’on n’est plus dans le schéma d’anthropologues avec un statut universitaire qui publient dans des éditions universitaires ou dans des collections ethnologiques, logique justement où publier est une fin en soi, pour rendre le savoir potentiellement disponible. C’était un système qui fonctionnait même avec un public confidentiel. A part quelques rares exceptions, les best-sellers, les livres universitaires rebutent les lecteurs ou les effraient (perçus a priori comme inaccessibles), d’ailleurs les librairies ne les prennent pas,  et la dimension commerciale est devenue centrale à la fois pour les chercheurs sans statut, comme source de revenus et de notoriété et pour des éditeurs non parisiens comme Le Bord de l’eau et Anacharsis qui tentent l’aventure de collections. A partir de là, il faut tenir compte du lectorat, dans une perspective quantitative,  à la fois par le format, le prix mais surtout la forme : il faut débarrasser le texte de son habillage académique, ses citations livresques (ce qui n’est pas un renoncement des chercheurs à la lecture !), son écriture austère… Récemment, Eric Chauvier, Myriam Congoste, Michel Feynie…, entre autres ont ouvert des brèches et ont démontré qu’il existe un vrai lectorat potentiel. Enfin, il faut aussi s’occuper de la promotion de nos livres puisque la qualité ne suffit pas sans l’appui des médias et la débauche d’énergie de l’auteur. Je suis bien placée pour le savoir comme j’ai appris beaucoup de choses à mes dépens lors de la publication de mon premier livre « Comment je suis devenue anthropologue et occitane » au Bord de l’eau…

Par ailleurs, je suis membre d’antropologia, association dont, comme tu le sais, un des objectifs est la promotion de l’anthropologie auprès d’un vaste public. Il y a un potentiel or la discipline est moribonde. Nous sommes convaincus que l’anthropologie doit jouer son rôle dans la société française, à nous d’inventer de nouvelles voies pour en convaincre notamment les pouvoirs publics afin que les diplômés puissent enfin vivre de leur travail, pas seulement de leur passion !

Alors ma démarche participative s’appuie étroitement sur ces constats. Même de façon indirecte ou inconsciente, elle permet indéniablement de familiariser des non-initiés à la démarche de l’anthropologie et les amène à lire des textes qui doivent se révéler tout à fait lisibles. Alors oui, on peut considérer que c’est de la pré-promotion !

Dans un même registre, j’ai sollicité des amis non anthropologues pour qu’ils lisent mon manuscrit, je tiens compte de leurs remarques pour le remanier, le rendre accessible.

Ma question pourrait te sembler un peu brutale mais ne sacrifies-tu pas ainsi une exigence de qualité, de rigueur dont est garante d’une certaine manière une publication universitaire ?

Non ! Je fais un travail de recherche et mon leitmotiv c’est avant tout la connaissance et pas l’argent ou la gloire sinon j’aurais choisi une autre carrière ! Il est juste nécessaire de rompre avec l’idée qu’il faut être illisible pour être/faire sérieux ! Prends un livre de Chauvier, il y a peu de références ou de citations or il lit beaucoup, j’aurais envie de dire que c’est un « vrai » intellectuel, avec une pensée originale, singulière et en mouvement.

Pour en revenir à mon enquête, je ne fais pas du journalisme, avec un bon dosage de misérabilisme, d’émotion, de sensationnel et d’exotisme à bon marché. Je ne renonce jamais au lectorat universitaire et à des exigences d’ordre « théorique ». Je prolonge une réflexion amorcée dans mon premier livre sur l’écriture de l’anthropologie. Là, je m’intéresse au temps et à l’espace de l’écriture, en rupture avec le « ici et là-bas » de Geertz. Si l’enquête demeure en Bolivie, j’écris là-bas et ici, avant, pendant, après et des textes de natures différentes, chacun apportant son lot d’informations. La confrontation de ceux-ci me semble fondamentale pour comprendre la genèse de l’enquête et du texte publié. Elle est porteuse de sens. J’approfondis aussi la question de la relation à l’autre, dans un contexte diamétralement opposé puisque travaillant sur l’occitanisme, j’étais anthropologue indigène. Là, je suis dans un contexte aux antipodes de mon univers, je n’interroge pas mon histoire et mon environnement proche mais une distance immense qui ne compromet toutefois pas la relation. Enfin, toujours dans ce souci de montrer les coulisses de l’enquête, l’atelier de l’anthropologue, je pose une question qui me semble un peu tabou, à savoir quel est le rôle de l’imagination dans la quête d’une « vérité » ? Je m’explique : nous agissons en permanence en fonction de ce que nous imaginons que l’autre pense. Et ce n’est pas rien ! Les bourdes, les incompréhensions, les contre-sens, peut-on affirmer les éviter ? Comment rendre compte de ceci dans le texte ? J’expérimente un procédé littéraire un peu « border-line » mais que m’autorise justement ma liberté. Je n’en dis pas plus pour l’instant…

Une enquête sur un seul individu, le décalage important avec ton interlocuteur, le livre comme catalyseur de la relation… Il y a quand même quelques similitudes avec l’enquête auprès d’un voleur de Myriam Congoste non ?

J’ai beaucoup d’admiration pour la personne et son travail, c’est sûr ! Pour l’enquête sur un seul individu, cela devient une tradition en anthropologie dans le sillage de Crapanzano, Chauvier mais aussi dans une certaine mesure de la collection Terre humaine. Pour le décalage et l’importance du livre, la similitude est indéniable mais pas consciente. Il y a un autre point de rapprochement qui ne m’avait pas sauté aux yeux : hier soir, une amie qui est en train de lire mes chroniques de 2009 m’a surprise en me disant : « Tu n’as peur de rien quand même car ce gars tu ne le connais pas et tu es une banque sur pattes ! » Eh bien, cela ne m’avait pas effleuré et soudain j’ai compris ce que me répond depuis des mois Myriam que je questionne sans arrêt sur la peur et la prise de risques : elle dit en effet qu’elle savait intuitivement évaluer les risques. Voilà, c’est tout à fait ça ! Il y a des risques que je ne prends pas et, sans que cela ne soit jamais parlé, les cireurs se sont mis à me protéger : dès que quelqu’un m’aborde sur la place San Francisco, imperceptiblement, un des cireurs que je connais s’approche et observe. Et sans doute que je suis « prise » dans mon enquête et compte sur ma bonne étoile et mon instinct, ce qui me permet de faire.

En guise de conclusion, vous êtes plusieurs anthropologues bordelais à vous préoccuper de ces questions d’écriture ?

En gros tu me demandes s’il y a une « école bordelaise » !? Ce n’est pas à moi de le dire ! Je ne suis pas en position pour le faire. Je te rappelle déjà que je suis salariée donc je n’ai pas une liberté de mouvement qui me permet de courir les colloques, journées d’étude, etc. En plus, je n’ai pas fait le choix d’une carrière universitaire, ce qui n’est pas très propice à ce genre d’activité. Je connais quelques anthropologues non bordelais. Peu. Je lis pas mal, je me nourris donc ailleurs mais c’est vrai que les anthropologues que je fréquente beaucoup sont ceux de Bordeaux, en tout cas ceux qui gravitent autour de toi. Eux circulent par contre ! Après, si tu me demandes si nous nous préoccupons de questions assez spécifiques, je te répondrais, toujours dans les limites que je viens d’expliciter, qu’il me semble que oui. Comment restituer nos enquêtes par le texte ? Tu prends Eric, Myriam, moi ou d’autres, je pense qu’il y a une quête incessante de procédés littéraires qui témoigne de notre créativité ! L’intérêt porté au langage, au contexte, au déroulement de l’enquête comme processus de connaissance, à la relation qui se noue et à l’écriture « expérimentale » c’est quand même un peu une « marque de fabrique ». Je dirais qu’il y a une exploration des différences phases de la recherche et une tentative de restitution pas forcément au plus près des normes académiques mais au plus près de ce qui s’est passé pendant l’enquête.  Il y  a peut-être un côté un peu subversif dans l’idée que la légitimité de nos textes ne tient pas à la seule affirmation de notre autorité scientifique, posée a priori, mais qu’il faut pour être crédible donner à voir au lecteur le cheminement de notre enquête. Il retrouve le pouvoir d’être actif, d’évaluer la qualité de nos « affirmations » et de nos informations, il sait désormais d’où on parle. Ceux qui pensent qu’il y a un danger égocentrique voire héroïque dans l’apparition du chercheur dans le texte (et s’en agacent) se trompent fondamentalement ! C’est au contraire la marque d’une certaine humilité. Personne ne frime. On travaille, on pense, on écrit, on publie.

Ensuite, nous partageons des références, empruntées à l’anthropologie anglo-saxonne (Geertz, Clifford, Goffman, Crapanzano…) ou française (Amselle, Bensa…) ou à d’autres disciplines, philosophie, histoire, sociolinguistique, études littéraires… (Ginzburg, Austin…) En ce sens, oui, j’ai le sentiment de me nourrir de préoccupations communes, de ces échanges… Faut-il parler d’école… ? Je ne sais pas !



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