J'aime assez la surprise d'une lecture au hasard d'un vagabondage parmi les rayons de quelque librairie improbable - asiatique en l'occurence. Je tombe ainsi sur un texte d'un auteur chinois du siècle dernier LIN Yutang (1895-1976), qui m'a donné à penser.
Après avoir confronté les différentes conceptions de l'humanité : la traditionnelle conception théologique chrétienne, la conception païenne grecque, et la conception taoïste-confucianiste chinoise ; et jugé, qu'après tout, malgré des différences dans leurs formes originales, si l'on dépasse leur sens allégorique ces vues ne diffèrent pas tellement l'une de l'autre ; Lin nous livre ces réflexions :
"La situation est donc la suivante : l'homme désire vivre, mais il lui faut vivre sur cette terre et non pas dans le ciel. Ne laissons pas l'esprit prendre des ailes, voler vers la demeure des dieux et oublier la terre. Ne sommes-nous pas mortels ? Le temps de vie qui nous est accordé, dix ans ou soixante ans, est plutôt court, pour un esprit qui désire vivre éternellement, mais d'autre part il est assez long, si l'esprit a quelque humilité".
Lin ajoute : "Quiconque est sage, et a vécu assez longtemps pour assister aux changements de modes, de morales et de politiques, devrait être parfaitement satisfait de se lever de son siège et de dire : 'C'était un bon spectacle' pendant que le rideau tombe."
Je reconnais dans ces lignes quelque chose de l'attitude chinoise qu'on pourrait résumer dans la phrase : "Soyons raisonnables". C'est l'attitude de celui qui n'attend ni trop, ni trop peu ; a pris du recul. Je comprends ce point de vue, teinté d'un léger scepticisme - mais je n'imagine en faire le tout d'une philosophie de vie.
Dans le spectacle du monde, ce sont tous les spectateurs qui sont invités à monter sur la scène et à participer. Ceux qui se trouvent sur le premier versant de la vie n'ont pas de problèmes à participer au spectacle, ils en connaissent les codes, le jeu, les rôles, ils sont dans le mouvement - ils en font leur affaire.
Pour ceux qui se trouvent sur le second versant, c'est autre chose : le monde dans lequel nous sommes nous est en partie étrange, étranger parfois. C'est que, depuis quelque décennies, tout bouge ; nous sommes en train de passer de la représentation d'un monde solide, pyramidal, stable - qui peu ou prou était notre représentation - à l'ère du flou, de l'improbable, de la fluidité, des flux.
Cette nouvelle réalité - dans laquelle les jeunes générations sont à l'aise : ils surfent la vie comme ils surfent sur internet - demande pour les anciens à être "accomodée". Si nous ne voulons pas nous cantonner dans un rôle de spectateur passif, il nous faut intégrer dans notre compréhension du monde ce nouveau paradigme du flou, de la fluidité - pleinement accordé d'ailleurs avec les approches scientifiques actuelles : la théorie générale des systèmes, la théorie du chaos, la vision fractale de la nature ou encore la dynamique des réseaux...
Ce n'est pas rien de changer de représentation mais c'est incontournable : car se représenter les choses c'est les rendre présentes dans l'imaginaire, et l'action commence dans l'imaginaire.
À l'image de la représentation du cerveau humain - traditionnellement assimilé à un ordinateur centralisé ; il est maintenant vu comme un réseau fluide qui se reconfigure en permanence au gré de ses relations avec son environnement interne et externe - ainsi de la représentation de notre vivre ensemble : vers une société fluide, qui se fonde sur des rapports de flux dans l'échange et la coopération.