Pourquoi donc se gêner ?

Publié le 13 juin 2012 par Mistervautier @mistervautier

Stop !

Voilà ce que dis, debout comme la justice, le doigt levé pour mieux accuser. Ma tête est droite, mon regard est fier. Je dénonce, je suis en colère.

Stop ! Il suffit !

Pourquoi ne l’ai-je pas dit à cette femme blonde aux cheveux gras et sales, au corps boudiné, dont les plis du ventre débordent voluptueusement du pantalon ? Pourquoi ne lui ai-je pas demandé d’arrêter sa conversation téléphonique ? Parce que mon cri de détresse ne va pas arrêter le problème. Je crains même qu’il ne l’envenime.


Mardi soir. Je suis assis dans un des wagons de la rame qui dessert la ligne 9. Une femme – pour la description, veuillez vous adresser aux lignes précédentes – s’assoit en face de moi, précédant de peu la magnifique brune qui avait repéré la place alors libre. Jusque là, rien d’anormal… Seulement, voilà, cette auguste bonne femme commence une conversation téléphonique. Et elle parle assez fort. Du coup, nous devenons, mes infortunés compagnons de siège et moi, les témoins bien involontaires de ce dialogue unique.

Avant d’aller plus loin, je vais vous montrer le prototype. Ce que j’aime sur le Iphone, c’est son pouvoir de discrétion. Je mime un geek jouant au jeu vidéo, je vise, je shoote, la gracieuse ne s’aperçoit de rien : la photo est prise. Un coup de retouche, et le tour est joué.

Ah, mais oui, on voit de tout dans le métro. Même des belles filles de ce calibre.

Celle-ci discute âprement avec un homme – son mari, son frère, son père ? – sur quelque chose qu’elle n’aime vraiment pas. C’est très moche, je n’en veux pas, tu comprends ? Comment ça, ce n’est pas important ? Ca l’est pour moi, en tout cas… Elle écoute sans ciller les arguments de la partie adverse. Si, si, Lucie est d’accord avec moi. Elle trouve ça très moche, elle me l’a dit. Elisabeth te dira la même chose… Ecoute-moi bien, je ne veux pas de peinture, tu entends ? C’est toi, je te rappelle…

La phrase reste en suspens, un lourd silence s’installe. Je devine, sans même regarder, que l’interlocuteur a coupé net la conversation. Sans se décourager, la blonde touche l’écran de son Iphone. Bon, elle n’abandonne pas.

Quelques instants d’attente avant d’enchaîner.

Tu me raccroches au nez ? Mais ce n’est pas moi qui ai voulu cette décoration, je te ferai dire. Sache que papa ne veut pas non plus…

Allez savoir pourquoi, j’arrive à fermer les écoutilles. Je n’écoute plus. Je suis dans ma bulle.

Tout de même… Les téléphones mobiles, s’ils nous rapprochent, nous éloignent chaque jour un peu plus. On s’ignore avec superbe dans les trains et les métros, on ne se regarde plus. On n’a de plus en plus peur de ce que nous ne comprenons pas. Pourtant, nous n’hésitons pas à parler à haute voix au téléphone, dévoilant notre vie à qui veut bien l’entendre.

Je suis convaincu que cette dame va hurler quand elle va voir sa photo dans mon blog – si elle la voit – prétextant que c’est du domaine de la vie privée, que je dois la respecter. En m’imposant sa conversation avec son père ou son frère ou son mari, cette personne me fait subir sa vie privée, voyez-vous. Je ne suis pas de passage, non, je suis dedans. Que dis-je ? J’en fais partie, j’en suis un de ses acteurs… Alors, le respect à la vie privée, je veux bien mais qu’on ne me fasse pas tomber dedans.

Le plus surprenant dans cette histoire, c’est que toute cette conversation téléphonique a lieu dans le métro, sous un tunnel, à plusieurs mètres de profondeur. Jamais, le réseau n’a lâché.

Il n’y a donc pas de justice…

Havre Caumartin. Je descend, regardant une dernière fois, la banquette où je me tenais. Elle parle toujours, personne ne l’écoute. Ou, du moins, tout le monde, par un silence lâche, autorise madame Sans-Gêne à poursuivre son choix de moquettes ou je ne sais quoi d’autre…

La morale de l’histoire : il y a beaucoup de pays où des gens pleurent de ne pas être entendus. Nous, nous pleurons de trop nous entendre.

I love you. All of you. And Lulu.