Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Paris, Gallimard, 2010.
Nous connaissons bien l’œuvre de Jack Goody qui est souvent venu à Bordeaux pour plusieurs colloques (sur l’anti-autoritarisme, l’écriture…), des jurys de thèse (Doquet, Jaujou…). En outre, il est docteur honoris causa de l’Université Bordeaux Segalen.
Son dernier livre traduit en français constitue un plaidoyer contre l’européocentrisme. Après que Saïd nous a appris que nous ne savions pas regarder les autres, voilà que le maître de Cambridge nous montre que nos spécificités telles que la démocratie ou les connaissances scientifiques se rencontrent çà et là de par le monde. Pour sa démonstration, il mobilise l’érudition fournie par une longue vie de lectures, de réflexions et d’enquêtes. Il met sous nos yeux toute la science accumulée par Cambridge.
Goody examine tour à tour ce que l’on donne habituellement comme des spécificités de l’Europe afin d’expliquer la domination coloniale, les étapes de l’histoire, les institutions (villes et universités) et les valeurs (humanisme, démocratie, individualisme et amour). Pour chacune de ces questions, il va chercher chez Needham (le sinologue), Elias, Duby, Braudel et beaucoup d’autres, puis regarde comment l’affaire se déploie ailleurs, en Asie et Afrique. Ses lectures n’ont aucun mal à lui montrer que chacun de ces aspects se retrouve, à la même époque, quelque part dans le monde. Les universités par exemple, ou plutôt l’enseignement supérieur, se trouvait en Chine ou dans les pays arabes d’Espagne ou du Maroc avant qu’il ne s’ouvre dans l’Europe chrétienne. Il ne s’agit pas de reprendre chaque exemple mais de présenter la démarche de Goody qu’il applique à propos de chacun des objets examinés.
Évidemment, il ne s’appuie qu’incidemment sur ses propres enquêtes et utilise essentiellement des sources de deuxième main, situation inévitable tant le sujet d’étude s’étend dans le temps et l’espace. Qui pourrait accéder directement aux manuscrits arabes, indiens et chinois du 9ème siècle ? Goody reprend donc des centaines d’auteurs qu’il soumet à une vigoureuse critique pour montrer que les supériorités européennes ne sont que des constructions autoproclamées qui ne correspondent pas aux réalités décrites par les spécialistes nécessairement limités par leur compétence à des espaces restreints et à certaines périodes.
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Mon enthousiasme ne peut évidemment passer sur les limites de ces usages. Pour illustrer ces difficultés, je vais prendre un exemple qui m’est proche. Pour montrer l’origine arabe de la poésie des troubadours et de l’amour courtois, question qui m’est chère, Goody invoque René Nelli pour qui l’amour romantique «puise, entre autres, à des sources byzantines et arabes » (p. 396). Que Nelli dise ce qu’il pressent, ce qu’il voudrait affirmer, ce que les Occitanistes osent dire depuis le numéro des Cahiers du Sud « Le génie d’Oc et l’homme méditerranéen » de 1943, en pleine occupation, ne constitue pas une preuve. Quelle que soit l’immense érudition de Nelli, il ne disposait pas des compétences pour résoudre le problème. C’est ce que nous voudrions entendre mais pour le moment, les spécialistes n’ont pas encore réussi à le prouver, n’est-ce pas Dominique Casajus ? Ce détail, incident dans un livre de presque 500 pages, sert à rappeler, ce que savent depuis des siècles les historiens, les limites des sources de deuxième main et les risques qu’elles comportent. Nul ne le sait mieux que Jack Goody qui a tant enquêté sur les LoDagaa du Ghana. Aujourd’hui, il nous fait profiter de son immense culture, de son insatiable curiosité et de son sens critique pour défendre ce qu’il a toujours affirmé de différentes manières, le relativisme culturel.
Bernard Traimond