Un chroniqueur qui préfigure Rousseau, Cendrars et Bouvier: Thomas Platter.
Les mémoires de Thomas Platter (1499-1582) racontent l’histoire d’un petit pâtre pauvre des hauts gazons valaisans, qui traversa toute l’Europe du XVIe siècle, fuyant la peste et les bandits pour grappiller un peu de savoir, et qui finit par s’établir à Bâle où il devint un humaniste érudit, imprimeur et professeur.
Racontée sur le tard (Platter dit le Vieux avait passé la septantaine), cette saga d’un présumé descendant de géants (son grand-père aurait procréé jusqu’à l’âge de cent ans…) n’en a pas moins une épatante fraîcheur de ton, mélange d’ingénuité et de cocasserie, tout en constituant un merveilleux « reportage » sur l’Europe de l’époque. L’historien Emmanuel LeRoy Ladurie a rendu hommage à Platter et à ses fils, grands personnages eux aussi de la Renaissance protestante, après les portraits incisifs qu’en a tracés Alfred Berchtold dans Bâle et l’Europe. Mais par-delà l’histoire, c’est également une source vive de la littérature suisse, entité parfois discutée, qu’on trouve dans Ma vie, pétrie de bon naturel et d’indépendance d’esprit, terrienne dans l’âme mais avide de savoirs et d’autres horizons, à l’opposé de la Suisse mortifère et satisfaite dont on dit complaisamment qu’elle « n’existe pas ». Platter est un conteur-voyageur savoureux comme le seront un Cendrars ou un Cingria, ou un Nicolas Bouvier qui en a fait le père fondateur de la Suisse nomade. La partie de ses mémoires évoquant ses épiques errances d’écolier maraudeur, ici poursuivi par un précepteur-maquereau exploitant ses gamins, là convoqué par une vieille Allemande refusant de « mourir tranquille » avant d’avoir vu un Suisse, est un pur régal. Plein de détails inoubliables (la découverte des premières tuiles ou des premières oies…) et d’échos de l’époque (Marignan), ce récit annonce les observations de la « nouvelle histoire » autant que le ton moderne des étonnants voyageurs.
Thomas Platter. Ma vie. L'Age d'Home, collection Poche suisse, 1982.