Une manifestation d’importance est souvent liée à une personne. Du plus loin que je me souvienne, j’ai vu apparaître la nouvelle de la naissance de ce Festival peu de temps avant que je ne rejoigne le Conseil de l’Europe avec le sentiment que la mise en place d’un itinéraire consacré aux Parcs et Jardins en Europe serait une idée à poursuivre pour répondre à une demande méthodologique.
L’apparition simultanée en 1992 d’un festival de jardins éphémères et expérimentaux à Chaumont qui rencontrait un succès plus que mérité m’avait encouragé proposer ce thème-là, en souhaitant d’un côté sortir de l’effet de mode pour les jardins, en France du début des années 90, tout en m’appuyant sur l’idée que ce domaine pouvait décoiffer et bousculer l’habitude qui s’était prise durant les années précédentes, depuis 1987 de ne s’adresser qu’aux patrimoines prestigieux et aux itinérances. En tout cas, j’avais le sentiment qu’un thème prenant résolument le paysage culturel en compte pouvait se fonder sur d’autres perspectives que d’offrir à un public de Grand Tour prolongé, l’accès à de grandes propriétés prestigieuses.
Ce fut un combat assez étrange de quelques mois durant lequel la passe d’armes principale s’est engagée avec les défenseurs du caractère exemplaire et démonstratif du patrimoine religieux. Je tenais à dépouiller la mise en œuvre d’un nouveau projet de tourisme culturel des fastes inutiles dont on avait affublé les thèmes choisis après les chemins de pèlerinage. La familiarité avec le patrimoine industriel de la soie m’y avait aidé.
Il s’agissait en effet d’entamer un exercice méthodologique démonstratif en choisissant lethème qui se prêterait le mieux à rassembler toutes les possibilités d’explorations scientifiques complémentaires et donc tous les angles d’interprétation, de s’adresser à un maximum de publics différents et de répondre à une interrogation qui prenait un relief de plus en plus important pour justifier le maintien d’un programme au sein d’une Institution. La question posée au plus haut niveau de l’Institution se formulait en effet de la manière suivante : comment croiser deux objectifs qui devaient être articulés de manière pratique ; celui de la protection et de la valorisation simultanées d’une catégorie patrimoniale appartenant à une thématique peu explorée mais largement européenne, c’est-à-dire d’un patrimoine fragile ou sensible, tangible ou intangible et celui de l’exploration des contraintes et des dangers de la mise en tourisme culturel dans un domaine où les opérateurs touristiques ne s’engageaient pas ou s’engageaient de manière trop « classique », pour tout dire, trop élitiste.
Dans l’autre camp, et je peux parler d’un véritable affrontement, le représentant du Vatican s’était arc-bouté sur l’idée qu’il fallait absolument défendre l’étude de faisabilité d’un itinéraire des Cisterciens. Les petites fleurs semblaient devoir être écrasées sans pitié, si elles ne rentraient pas dans les jardins clos des abbayes. On laissait même dire que ce serait l’objet de moqueries si on offrait à une Secrétaire Générale femme – Catherine Lalumière à l’époque – un jardin à cultiver. Bouquets de fleurs, affaire de femme ! Fort heureusement, le Vatican a toujours su que sa force ne résidait pas tant dans ses divisions armées, mais dans son pouvoir de négociation. Les défenseurs des Cisterciens ont dû accepter qu’ils ne représentaient pas le seul ordre monastique d’Europe et qu’il faudrait compter également avec le monde orthodoxe et même entamer un dialogue avec le monde protestant, car la manière d’aborder, pour ne pas dire de visiter comme touriste, un lieu de culte qu’il soit ou non toujours consacré et qu’il fasse ou non l’objet d’un espace clôturé, ne se posait pas du tout de la même manière selon le contexte culturel et géographique qui lui avait donné naissance. L’exercice méthodologique prévu comportait donc le risque de devoir relire toute l’histoire de l’érémitisme, risque qui ne serait minimisé qu’en présence d’un autre exercice méthodologique parallèle qui consommerait une partie de l’énergie… et des budgets. Le paysage culturel n’a par conséquent dû sa survie dans l’enceinte européenne que pour servir de décors agréable et apaisant à une dispute quasithéologique.
Festival jardins Chaumont-sur-Loire 2003 Pénitencier des mauvaises herbesJ’ai commencé ce blog en expliquant comment le rapport entre jardins et paysage s’est établi d’emblée comme le sujet, dans un mouvement dialectique entre jardin en mouvement et jardin planétaire, aux dépens des beaux décors et des lieux prestigieux que certains auraient voulu voir placés sur le devant de la scène dans une suite de labels qui auraient conduits les Européens en autant d’étapes prestigieuses. Le langage a surpris dès 1993 et a pourtant gardé une grande partie de sa pertinence : « Un jardin est toujours ancré dans un territoire, mais il est en même temps un lieu de mélange, de greffe et d’hybridation tant des cultures savantes que des pratiques horticoles. Un jardin, ne serait-ce que par la variété des origines des plantes qui s’y trouvent, constitue une ouverture sur le monde. Dans nos sociétés multiculturelles, il permet à chacun de retrouver des éléments de sa propre culture et de comprendre, intellectuellement et pratiquement, comment les cultures interfèrent et se combinent. Un paysage appartient lui aussi à un territoire précis caractérisé par des éléments géomorphologiques et modelé par les éléments naturels et par l'activité humaine. Mais cette activité, parfois intensive, amène par nature des hybridations culturelles et biologiques : emprunts de pratiques culturales étrangères au territoire, effets de la globalisation et de l'industrialisation des pratiques, importations de végétaux et d'animaux. » J’aime relire cette phrase, qu’on me pardonne cette faiblesse.
J’ai déjà dit également combien je devais à la présence attentive de Gilles Clément à l’instant d’étapes clefs de la réflexion d’avoir pu mêler mon expérience de botaniste à celle de généraliste culturel et patrimonial et à celle d’Européen public. Mais je ne peux passer sous silence la manière dont l’invention de Jean Paul Pigeat à Chaumont a également compté.
Festival jardins Chaumont-sur-Loire 2005 06 Burle-Marx est parmi nous
Sur une période d’une quinzaine d’années, qu’il a inaugurée, une série de thèmes se sont succédés qui ont fait sortir le jardin de son embourgeoisement. J’ai revu avec plaisir une ancienne vidéo, reportage autour des résultats d’un concours sur le thème du potager, où les plantes d’usage revenaient en force comme dans tous les « kitchen-gardens », mais pour subvertir la notion même d’art décoratif. Cette approche qui se voulait conceptuelle et expérimentale a généré quelques poncifs, comme celui de l’utilisation des choux colorés et de salades montées en fleurs dans les platebandes de nos villes. Une mode qui s’est peu à peu éteinte, fort heureusement, au profit d’un dialogue avec l’esprit de la prairie et de la diversité biologique. Je crois que le thème de 2004 intitulé « Vive le chaos. Ordre et désordre au jardin » constituait le paradigme ultime de la démarche. « Les découvertes scientifiques, quant à elles, se retrouvent également au jardin. Est-ce que la « théorie du Chaos » est susceptible de changer notre façon de représenter l’espace puisque nous savons que, ni la ligne droite, ni le pittoresque n’y suffiront plus. » écrivait-il, en ajoutant : « Les jardins italiens, notamment la Villa Lante, nous avaient appris à passer du bois sacré sauvage à l’ordre géométrique des bassins. Mais maintenant, ces jardins nous montrent que l’on peut représenter le rapport au temps dans les deux sens : du sauvage au régulier et vice versa. La nature qui reprend ses droits sera toujours plus juste que les tentatives de l’homme pour l’imiter. Nous observons que des formes émergent du chaos, la spirale notamment. Celle des escargots, des coquillages ou des plantes volubiles qui s’enroulent autour d’une tige. Nous pensions que ce déroulé était régulier. Équilibre, harmonie, symétrie sont naturellement dans la nature et nous pensions l’idéaliser en traçant nos allées régulières ou irrégulières.Nous découvrons de nouvelles logiques de développement. Dans la forme en spirale de plusieurs jardins se cache une étonnante complexité qui met en opposition aussi bien des types de végétaux que de matériaux. Le jardin est, comme notre monde, dynamique. Qui parle de forcer la nature quand celle-ci détruit plusieurs siècles de croissance tranquille par une tempête ? La régularité n’est pas de l’ordre de la nature. »Charlotte Ruph et Marie Plessier, deux lauréates françaises présentaient ainsi leur projet cette année-là : « Ce jardin reprend la tradition de la représentation des ruines dans les jardins telle qu’elle s’est pratiquée depuis le XVIème siècle. Ces ruines étaient symbole de la précarité de la vie et du chaos et de la mort toujours à l’affût. Cette maison évoque la maison penchée de Bomarzo ou les ruines de Potsdam. » Nous sommes bien dans l’ordre de l’histoire et de l’imaginaire, tout à la fois.
Charlotte Ruth et Marie PlessierQu’en est-il cette année ? On sait que Jean-Paul Pigeat,que j’avais également rencontré à Beaubourg du côté de la mode, né le même mois et la même année que moi, nous a quittés en octobre 2005 au moment où se déroulait la FIAC à Paris. Des propositions thématiques ont continué. Comme une habitude. Parfois dans un sentiment de déjà-vu. A partir de 2000, c’est plutôt la coopération européenne pratique sur les jardins et le paysage en Lituanie qui m’a retenue plutôt que les manifestations consacrées à la création des jardins. Le Jardin des Deux Rives s’est achevé. Les réunions dans les Jardins de l’Imaginaire, à Terrasson, se sont estompées. Puis la surabondance d’actions sur plein d’autres propositions m’a laissé dans l’insatisfaction de ne pouvoir tirer des enseignements du développement de ce thème. Je ne le fais ici que partiellement en espérant que le temps viendra.
Alain Passard et son équipe. Jardin cordons bleus.
Cette année, le « Jardin des Délices et le Jardin des Délires » flirtent avec la cuisine. « Qu’un cuisinier dirige le jury du festival des jardins ? Pas mal vu lorsque celui-ci, Alain Passard, est un passionné d’herbes et de plantes, qu’il distille dans son restaurant parisien, L’Arpège » précise le dossier de presse. N’ayant pas encore eu l’occasion de m’y rendre, je me dois de faire confiance à ce qu’en disent les organisateurs et passer en revue les photographies. « Puisant aux sources d’un imaginaire d’aujourd’hui et de ses pouvoirs techniques et magiques, l’édition 2012 ira de découvertes en inventions. De jardins en jardins, on y rencontrera de véritables cabinets de curiosités, jouant sur l’accumulation, sur les surprises de tous ordres : visuelles, hydrauliques, olfactives... Ses maîtres mots, l’inattendu, l’abondance, l’émerveillement en recèlent toutes les promesses. » A première vue, les jeux de mots ont un peu tendance à recouvrir les objets.
Il est vrai que l’expérimentation est depuis longtemps devenue un terrain d’application sorti des ghettos et où les meilleurs font un travail de premier plan. Je reste émerveillé, au sens propre, par la création de Gilles Clément au Musée du Quai Branly que j’ai découverte récemment. Si Jean-Paul Pigeat a ouvert des portes et que de vrais talents ont pu prendre ensuite le large, il est vrai que Gilles a toujours su répondre à mes attentes et s'est concentré sur son travail de créateur et d'enseignant, sans rechercher les coups d'éclat. Avec de moins en moins d’artifices, si tant est qu’il en ait jamais usé et seulement parfois, dans la continuité des grands jardiniers illusionnistes du Baroque. Avec une maîtrise et une rigueur qui font penser au dépouillement naturel qu’atteignent les grands écrivains quand ils retrouvent les seuls mots qui leur sont nécessaires. Les vrais délices ne font pas toujours bon ménage avec les délires.
Gilles Clément. Jardin du Quai Branly.
Ouvert pour une durée de six mois, d’avril à octobre 2012, le Festival International des Jardins est également rythmé par plusieurs rendez-vous. Les Conversations sous l’arbre proposeront une série de rencontres philosophiques, écologiques et artistiques en écho au thème de cette année. Les Jardins de Lumière, programmés plusieurs soirs par semaine, transformeront quant à eux le Festival durant l’été, pour une visite nocturne et scénographiée.