Rousseau est un être d'une extrême sensibilité, un sujet à vif : et c'est aussi la base de sa pensée. Sa grande sensibilité le met en état de pressentir ce que tous ne voient pas réellement - quoique appartenant tous au siècle des Lumières : non seulement il prévoit, il annonce la Révolution - mais il la prépare, il en est un précurseur.
Rousseau annonce la Révolution ? Il n'est que de relire ce qu'il écrit de façon prémonitoire, en 1762 : "Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions". Il précise en note : "Je tiens pour impossible que les grandes monarchies de l'Europe aient encore longtemps à durer ; toutes ont brillé, et tout État qui brille est sur son déclin. J'ai de mon opinion des raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n'est pas à propos de les dire, et chacun ne les voit que trop" [Émile, Livre III].
Rousseau annonce la Révolution, et il la prépare, je dirais presque à son corps défendant : c'est que, exacerbé par certaines situations d'injustice qui lui sont faites, qu'il ressent à l'extrême dans sa sensibilité, il en vient à remettre en question l'ordre établi, les sources de cet ordre, la raison de cet ordre.
L'épisode bien connu du peigne brisé de Melle Lambercier [le jeune Jean-Jacques a onze ans, il est injustement accusé d'être l'auteur du dégât] constitue la première et douloureuse expérience d'injustice que ressent durement - et durablement - Rousseau. Voici ce qu'il en écrit dans son veil âge en rédigeant ses Confessions :
"Qu'on se figure un caractère timide et docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les passions, un enfant toujours gouverné par la voix de la raison, toujours traité avec douceur, équité, complaisance, qui n'avait même pas l'idée de l'injustice, et qui, pour la première fois, en éprouve une si terrible de la part précisément de gens qu'il chérit et qu'il respecte le plus : quel renversement d'idées ! quel désordre de sentiments ! quel bouleversement dans son coeur, dans sa cervelle, dans son tout petit être intellignet et moral !"
Je dis qu'on tient là l'origine de la pensée subversive de cet être à vif - encore enflammé des décennies plus tard à la réminiscence de cette injustice : "Je sens en écrivant ceci que mon pouls s'élève encore ; ces moments me seront toujours présents quand je vivrais cent mille ans. Ce premier sentiment de la violence et de l'injustice est resté si profondément gravé dans mon âme, que toutes les idées qui s'y rapportent me rendent la première émotion, et ce sentiment, relatif à moi dans son origine, a pris une telle consistance en lui-même, et s'est tellement détaché de tout intérêt personnel, que mon coeur s'enflamme au spectacle ou au récit de toute action injuste, quel qu'en soit l'objet et en quelque lieu qu'elle se commette, comme si l'effet retombait sur moi" [Confessions, Livre I].
Dès sa première production littéraire - son Discours sur les sciences et les arts qui a remporté le prix de l'Académie de Dijon en l'année 1750 - il bouscule les idées reçues : c'est comme cela qu'il entre, d'un coup, dans la notoriété - la notoriété d'un dérangeur, qui va lui faire très vite beaucoup d'ennemis, y compris parmi les intellectuels.
Car ce siècle partage avec Voltaire le culte du progrès. Mais Rousseau rompt avec l'idéologie commune, en élevant une véhémente protestation contre le progrès des sciences, sans craindre d'aller contre l'opinion publique. Car ainsi est Rousseau : libre et indépendant. "Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu'à un blâme universel [...] Aussi mon parti est-il pris : je ne me soucie de plaire ni aux Beaux-Esprits, ni aux Gens à la mode" [Préface du Discours].
Combattant l'idée de monarchie absolue, et tout ce qu'il y avait d'absolu dans la société de son temps, remettant en cause les fondements du système social, Rousseau paiera cher son indépendance d'esprit :
Le Contrat social publié à Amsterdam en avril 1762 est interdit en mai. Émile mis en vente fin mai est condamné par le Parlement le 9 juin. Décrété de prise de corps, Rousseau doit s'enfuir en Suisse. L'Émile est brûlé à Paris, puis à Genève où Rousseau est également décrété. Chassé le 10 juillet du territoire bernois, Rousseau se réfugie à Motiers-Travers, dans la principauté prussienne de Neuchâtel, où il restera en exil jusqu'en septembre 1765. La nuit du 6 septembre sa maison est lapidée. Rousseau se réfugie à l'île Saint-Pierre. Expulsé le 29 octobre, il quitte Bienne. La suite sera une longue errance : Strasbourg en novembre-décembre, Paris fin décembre, l'Angleterre de début 1766 à mai 1767, retour en France à Trye chez le prince de Conti de juin 1767 à mai 1768, Lyon en juin, Grenoble en juillet, Bourgoin d'août 1768 à août 1770, puis à nouveau Paris jusqu'en mai 1778. Le 20 mai il s'installe chez le marquis de Girardin à Ermenonville, où il meurt le 2 juillet 1778.
Cette liberté, cette indépendance d'esprit - qui traverseront son oeuvre théorique, ses idées politiques - font de Rousseau un précurseur de la Révolution.
Les révolutionnaires ne s'y sont pas trompés, qui se réclamaient de lui. Marat avait le Contrat social dans sa poche ; Robespierre trouvait chez lui des arguments... Et ses cendres ont été transférées au Panthéon [à côté de Voltaire, qu'il n'aimait pas], en octobre 1793.
A contrario Barrès ne s'y est pas trompé non plus, qui ne partageait pas précisément les idées politiques de Rousseau, en refusant, il y a tout juste cent ans, de voter les crédits pour l'hommage qu'envisageait le gouvernement pour le bicentenaire de sa naissance... Un beau morceau de l'éloquence de l'époque à la Chambre :
"MESSIEURS,
Je ne voterai pas les crédits que le Gouvernement nous demande pour la glorification de Jean-Jacques Rousseau et je voudrais m’en expliquer brièvement. J’admire autant que personne l’artiste, tout de passion et de sensiblité, le musicien, pourrais-je dire, des Rêveries d’un promeneur solitaire, des Confessions et de la Nouvelle Héloïse. L’homme lui-même, cette vertu pauvre et revêche alliée à cet amour lyrique de la nature et de la solitude, non, je ne ferai pas son procès. Et je ne conteste pas que du point de vue social il n’ait eu son moment d’utilité, de bienfaisance même, quand il apportait, dans une société intellectualisée à l’excès, une riche effusion d’imagination et de sentiments. Je sens toute la vérité de cette phrase que j’ai retenue d’un jeune émigré, du fils du général Custine, guillotiné par la Révolution et qui, lisant un soir dans son exil de Darmstadt ce terrible pamphlet des Liaisons dangereuses, où beaucoup voulaient voir le miroir d’une société corrompue, s’écriait: “Que je comprends Rousseau et sa sublime haine pour les vices recherchés ! Après la lecture du livre de Laclos, véritable poème épique de certains salons du XVIIIe siècle, on excuse ce qu’a d’excessif l’amour de Rousseau pour la nature; il fait respirer de l’air pur.”
Voilà, Messieurs, la part de mon admiration. Mais vous m’en demandez plus. Vous voulez que j’adhère aux principes sociaux, politiques et pédagogiques de l’auteur du Discours sur l’Inégalité, du Contrat Social et de l’Emile. Je ne le peux pas, et laissez-moi ajouter que la plupart d’entre vous ne le peuvent pas. Il y a un manque de vérité profonde dans la sollicitation que l’on vous adresse de glorifier Rousseau.
A l’heure où nous sommes, avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au nom de l’Etat, l’homme qui a inventé le paradoxe détestable de mettre la société en dehors de la nature et de dresser l’individu contre la société au nom de la nature? Ce n’est pas au moment où vous abattez comme des chiens ceux qui s’insurgent contre la société en lui disant qu’elle est injuste et mauvaise et qu’ils lui déclarent une guerre à mort, qu’il faut glorifier celui dont peuvent se réclamer, à juste titre, tous les théoriciens de l’anarchie. Entre Kropotkine ou Jean Grave et Rousseau, il n’y a rien, et ni Jean Grave, ni Kropotkine ne peuvent intellectuellement désavouer Garnier et Bonnot.
Avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au nom de l’Etat, le pédagogue qui a le plus systématiquement écarté de l’enfant les influences de la famille et de la race? Pour ma part, je considère que le devoir de l’éducateur c’est d’imprimer au plus vite sur une personnalité qui se forme la marque de la civilisation et de déposer dans un esprit encore neuf toutes les pensées, tous les sentiments vérifiés comme les meilleurs par sa famille et sa nation.
Avez-vous vraiment l’idée qu’il est utile et fécond d’exalter solennellement, au nom de l’Etat, l’homme qui a posé comme principe que l’ordre social est tout artificiel, qu’il est fondé sur des conventions, que la famille elle-même ne se maintient que par des conventions, et qui en déduit le droit pour chacun de nous de reconstruire la société au gré de sa fantaisie? Eh! Messieurs, nous savons bien tous que la société n’est pas l’œuvre de la raison pure, que ce n’est pas un contrat social qui est à son origine, mais des influences autrement mystérieuses et qui, en dehors de toute raison individuelle, ont fondé et continuent de maintenir la famille, la société, tout l’ordre dans l’humanité.
Ce n’est pas au moment où s’opère dans tous les partis de la jeunesse française un vigoureux travail, dont on voit déjà les fruits, pour enrayer toutes les formes de l’anarchie, que nous pouvons glorifier l’apôtre éminent et le principe de toutes les anarchies. Dans tous ses livres politiques, chez Rousseau, c’est la même chimère de coucher la vie sur un lit de Procuste. Sa raison arbitraire s’imagine qu’elle suffit à elle seule pour créer une société plus saine et plus vigoureuse que celle qui a sa racine dans les profondeurs mystérieuses du temps. Quelle orgueilleuse confiance en soi! C’est que Rousseau ignore les méthodes de la science. Il n’observe pas. Il imagine. A ses constructions purement idéologiques, nous opposons les résultats de l’esprit d’observation et, j’oserai dire, d’expérimentation par l’histoire. Examen, enquête, analyse, cela s’est opposé longtemps à tradition. Mais des maîtres sont venus qui ont examiné, analysé, et c’est pour aboutir à découvrir la force bienfaisante de la tradition. Un d’eux, que vous ne pouvez pas renier, car vous lui avez dressé une statue en face de la Sorbonne, Auguste Comte, a résumé ce vaste travail d’un mot: “Les vivants sont gouvernés par les morts.” Les morts sont nos maîtres, nous pouvons adapter leurs volontés à la nécessité présente, nous ne pouvons ni ne devons les renier. Rousseau est par excellence le génie qui essaie de nous lancer dans cette révolte néfaste, et d’ailleurs impuissante, et qui nous conseille d’agir comme si nous avions tout à refaire à neuf, comme si nous n’avions jamais été civilisés. Nous refusons de le suivre.
Messieurs, j’ai le droit de dire que, de la part d’hommes de gouvernement, la glorification des principes de Rousseau est une manifestation sans vérité profonde. Est-ce un geste machinal, un vieil air d’orphéon que vous allez jouer sans trop en examiner le sens? Ou, pis encore, vous êtes-vous fait à vous-même les objections que je soulève, mais n’osez-vous pas refuser cet hommage à celui qui se trouve classé parmi les saints de la Révolution? Quoi qu’il en soit, je ne vois rien, dans votre projet, qui convienne à la France de 1912. Je ne voterai pas ces crédits; je ne proclamerai pas que Rousseau est un prophète que doit écouter notre société. Il est un grand artiste, mais limité par des bizarreries et des fautes que seul l’esprit de parti peut nier. Que d’autres fassent leur Bible de l’Emile, du Discours sur l’Inégalité et du Contrat Social. Pour moi, je l’écoute comme un enchanteur dans ses grandes symphonies, mais je ne demanderai pas de conseils de vie à cet extravagant Musicien".
Jean-Jacques Rousseau
en 1753(alors âgé de 41 ans)
Pastel de Maurice Quentin de la Tour