Il dit que les gens, ils ne savent plus parler parce qu'à son avis, ils ne savent plus écouter.
Il ajoute qu'il trouve aussi que les gens, bizarrement, s'écoutent tellement eux-mêmes qu'ils en deviennent sourds. Il pense que tout cela, c'est le principe des vases communicants.
Il a presque les mains qui se tordent quand il dit cela. Mais il n'a pas l'air triste. Il a même un sourire, un léger sourire, dans les yeux peut-être. On pourrait penser que c'est un sourire las, mais à bien y regarder, ce n'est pas cela.
J'imagine des tempêtes quand il raconte, des tempêtes essuyées, qu'il évoquerait bien après, bien après qu'il les ait digérées.
J'imagine des forêts sombres et des orages.
Il dit qu'il a toujours beaucoup aimé la chanson Irradié de Jacques Higelin. Entre autres. Il dit que les chanteurs disent bien beaucoup de choses et je lui réponds que personnellement, je préfère les mots de la musique.
Je pense qu'à nous deux, nous pouvons faire une chanson.
Comme tout le monde, il a précisé, j'ai besoin de temps et je ne m'en rends pas compte parce que du temps, on ne sait plus ce que c'est, on vit dans du béton et des néons, ça efface les saisons, ça enlève les odeurs. C'est depuis que je suis ici que je retrouve ce que je savais déjà.
Des fois, j'aimerais noter ses phrases, parce qu'il les dit l'air de rien, et quand il les prononce, ça a l'air tout simple, très naturel.
Je me rends compte que ça trotte dans ma tête après, et ça me rappelle à l'école, quand j'étais petite, ça me rappelle cette sensation que j'avais parfois, de ne comprendre qu'après. Bien après. Trop tard. Avec lui, ce n'était pas trop tard. Nous avions le temps.J'ai toujours eu de la mémoire et je ne me souviens plus quand je l'ai perdue.
Des fois, j'aimerais lui poser des questions. Mais j'ai trop besoin de remplir le vide alors je parle. Je fais des progrès, j'essaie, mais c'est difficile.
Il dit que le temps, c'est comme l'argent et que petit à petit, il a fini par s'ennuyer avec les gens et que personne n'y est pour rien, que c'est comme ça. Il pense qu'il a sûrement trop donné. Qu'ils lui ont sans doute trop pris.
Il précise, je ne dis pas cela pour vous.
Je le prends quand même pour moi, moi qui lui raconte ce qui me passe par la tête. Et il m'en passe. Il m'en a toujours passé.
Il n'a pas envie de parler de là-bas et ça me plaît. Moi non plus, je n'ai pas envie de parler de là-bas. Alors je parle d'ici et lui il hoche la tête.
Je comprends sa fatigue, le soir je suis fatiguée de moi.
Lui, il m'a reconnue et il n'en a toujours rien dit. Je crois que je redoute le moment où ça va venir sur le tapis. Il avait bu son coca rondelle très vite. Ca m'avait amusé, la première fois, parce que j'avais pris un citron pressé et je lui avais dit que ça nous faisait un point commun.
Je n'aimais pas quand je sortais des phrases idiotes mais là c'était sorti et je m'étais mordue la lèvre.
Il n'avait rien répondu, il avait seulement hoché la tête. Je crois que je n'ai jamais vu quelqu'un hocher aussi bien la tête.
La première fois où je l'ai vu au café, je me suis rendue compte qu'il m'avait reconnue, il avait eu ce coup d'oeil en plusieurs temps, le premier qui passe, le second qui s'arrête, le troisième qui cherche, le quatrième qui met un nom et les suivants qui hésitent, qui y croient, qui n'y croient pas.
Il n'en avait rien dit, j'avais apprécié. Je n'avais pas souvenir que ça puisse se passer ainsi avec quelqu'un.
C'est pour ça je crois que j'ai espéré que l'on se voit et que l'on se parle. Que l'on se rencontre. Que l'on se connaisse.
J'avais regardé ma montre à ce moment-là.
Ce n'était pas comme à Paris, ou sur les plateaux, je ne cherchais pas à me donner une consistance, à prendre un air, non, là, c'était vraiment pour savoir l'heure, pour prendre conscience de l'heure qu'il était, et ça m'avait surpris, parce que combien de fois on regarde l'heure sans s'en souvenir qu'on a regardé l'heure et encore moins l'heure qu'il est, machinalement ?
Là, ce n'était pas pour rien : les jours suivants, j'étais allée à sa rencontre en espérant qu'à la même heure... Je me disais que nous avions le temps.
Et puis un soir, nous nous étions retrouvés à la plage et il m'a demandé si je voulais son pull parce que j'avais froid. Avec le vent et le bruit des vagues, je n'avais rien entendu, j'avais juste deviné sa présence derrière-moi et il avait fini par se rapprocher, il s'était placé à côté de moi, il avait sans doute perçu mes frissons, et alors que nous n'avions pas encore échangé le moindre mot, nos sourires se croisant sûrement lorsque nous avions le dos tourné, il m'avait demandé si je voulais venir voir sa maison.
J'étais étonnée, presque déçue, si vite je pensais et pourtant je l'ai suivi, un peu inquiète, en même temps évoluant dans une confiance incroyable, une confiance telle que ma peur paraissait suspecte, inconfortable, pas à sa place. Je marchais derrière lui, le long du chemin côtier.
Nous sommes arrivés devant une maison. Elle était magnifique. Seule en bout de corniche. Isolée du monde et en son plein coeur. Je trouvais qu'elle lui allait bien, cette maison. Qu'elle lui ressemblait. On n'est pas allé dedans, alors il m'a expliqué que ce n 'était pas la sienne, ou plutôt que c'était la sienne, mais dans sa tête et il avait souri. Il disait qu'elle n'avait pas de prix.
Je lui ai rendu son pull plus tard. Il m'en a un peu voulu je crois parce que je l'avais lavé.
Je n'aimais pas mon odeur.
C'est là qu'il m'a demandé s'il pouvait m'appeler Juliette.