Et ensuite ?
Tu as bien entendu endossé ton uniforme officiel – jean impeccable et chemisier strict - avant même de sortir de chez moi, en pleine nuit. Je te guidai, une lampe à pétrole à la main. Il était impensable pour toi d’avoir à croiser un colocataire. Un pakol jusqu’aux yeux, au cas où nous ferions une mauvaise rencontre, tu trébuchais dans l’escalier, à chaque marche, et cela te faisait rire, nous n’étions en fait pas très discrets, mais la vie était belle.
Nous avons amélioré le rite de nos rencontres : tu arrivais, toujours tard la nuit, avec une bonne bouteille – tu en faisais venir des caisses entières ; je t’attendais avec les tartines de kiris prêtes à être réchauffées sur le poêle à bois de ma chambre. J’avais acheté un vaste matelas et de grands tissus en guise de draps, quelques éléments de décoration pour ma chambre, une table basse du Nouristan, sur laquelle j’allumais des bougies parfumées, et des coussins vert pomme. Je mettais sur mon ordinateur un album d’Edith Piaf, cela t’envoûtait.
Nos moments d’abandon étaient suivis de débats géopolitiques brillants. Nous n’étions pas d’accord sur la guerre en Irak, mais parvenus à un consensus sur la lutte contre le terrorisme – tu m’avais même convaincu de l’utilité de malmener gentiment certains prisonniers. Le concept de patriotisme était un de nos sujets favoris. Tu ne me trouvais pas très ardent, de ce côté-là. « Non, enfin oui, je ne sais pas. La France, la France. Si, on a gagné la coupe du monde de football… » Je n’arrivais à te dissimuler ma passion pour tout ce qui était anglais : la littérature, l’humour, la retenue – cela t’a fait rire -, une certaine façon de voir le monde. Et les réformes économiques. J’ai dû, pour moduler mon point de vue et mettre en valeur mon esprit critique, vitupérer le suivisme des Britannique dans leur relation avec les grands nigauds d’outre-Atlantique.
Nous avons bu à la santé de l’Oncle Sam.
Quel plaisir enivrant que de déguster un bon vin français au lit avec une Anglaise nue lovée contre soi.
Mes colocataires devaient être suspicieux, ils souriaient par en dessous quand j’entrais dans le salon. Michou, notamment, témoin de notre manière langoureuse de danser, chez Roberta. Il était plutôt discret, mais il avait peut-être parlé, comme tout le monde parlait à Kaboul, faute de pouvoir se livrer à des occupations plus captivantes. Sans compter la présence, aux mêmes soirées, de Richard, qui, s’il n’avait pas encore créé le Rendez-vous, où les ragots deviendraient une institution, au même titre que le magret de canard au miel, avait le chic pour tenir à jour le carnet mondain.
Consciente de ces risques, tu as vite déclaré que nos parties fines devaient cesser, que ton statut ne te permettait pas ce genre d’escapade, ou alors il aurait fallu rendre notre relation officielle, avec d’ « importantes recherches sur tes antécédents »… Comme si tu ne les avais pas déjà menées, ces recherches sur mes antécédents…
Tu m’as aussi longuement expliqué que Kaboul se normalisait, que l’époque où tout le monde se mêlait joyeusement, diplomates, militaires, humanitaires, touchait à sa fin. « La guerre est finie ! » as-tu conclu, sans y croire vraiment : tes compatriotes se battaient jour et nuit contre les Talibans.
J’ai plaidé ma cause, j’ai imploré. Pendant une seconde ou même deux, j’ai senti que l’idée avait dû te traverser l’esprit que j’allais malgré tout te manquer, moi et mes tartines grillées, dont tu raffolais. Et puis ces virées nocturnes, c’était des frissons enivrants, le sentiment de vivre une aventure comme tes télégrammes codés devaient peu t’en fournir. Bref, lors de notre rencontre qui devait être la dernière, j’ai utilisé une brève fenêtre d’opportunité pour te dire à quel point j’étais prêt à tout pour te revoir, je pouvais même dégager du temps dans mon emploi du temps – je venais de mettre fin à mon action humanitaire et m’étais vaguement remis à ma thèse. Je n’allais pas quitter Kaboul du jour au lendemain, on s’arrachait difficilement de ce foutu pays, allez savoir pourquoi.
Tu ne m’as pas ri au nez, consciente que j’étais déjà assez mal en point. Tu savais être sensible, parfois.
Ma conviction, aujourd’hui – conviction qui n’est pas partagée par tout le monde -, est que tout cela n’était en rien un complot machiavélique, ni le montage d’une jeune femme retorse, séduisant un benêt pour mieux le recruter. Ce serait te faire injure que de te soupçonner d’avoir recours à des méthodes comme la « bagatelle » pour arriver à tes fins.
Mon analyse de cette histoire est que tu as eu pour moi, comme moi pour toi, un vrai coup de cœur, et que tu as brodé autour de ce sentiment, tu as construit ton petit scénario, pour continuer à me fréquenter de loin en loin – je devais t’amuser, aussi -, et pour ne pas ternir l’image que tu avais de toi-même : une pure professionnelle, hors du commun, imperméable aux émotions et aux pulsions.
Tu m’agaces encore, Amélia.
Tout cela ne doit avoir pour toi aujourd’hui qu’une importance mineure, j’en suis persuadé, mais sache que je continue après toutes ces années à vivre avec ce poids, avec ce qui s’est passé avant, avec ce qui s’est passé après, avec tout ce qui à un rapport avec toi, avec nous, avec Kaboul. Tu m’as rendu fou, Amélia.
Je n’avais pas une vie passionnante avant de te rencontrer, je n’ai plus de vie du tout depuis que tu m’as quitté.