De l'apprentissage du dessin 20

Publié le 28 juin 2012 par Headless

Dessiner ou illustrer


J'aimerai faire une distinction entre ce qui relève à mes yeux du dessin et ce qui relève de l'illustration. Peut-être parce qu'il me semble qu'il y a une confusion entre les deux chez certains et que ces deux activités distinctes conditionnent des approches  assez différentes de l'acte de dessiner. C'est aussi quelque part une façon pour le dessinateur de se demander pourquoi il dessine, pour qui et comment. De quelle nature est l'écart entre ces deux, comment l'un se détermine par rapport à l'autre, pourquoi on dessine plutôt qu'on illustre et inversement? 

Du point de vue de l'activité physique ce sont deux mêmes choses (mêmes gestes, mêmes outils, mêmes supports), par contre du point de vue de l'activité intérieure, et du sens produit ce sont deux choses assez différentes. A mes yeux le dessin est premier et l'illustration en est une excroissance, une application particulière qui peut devenir une activité à part entière, avec ses propres codes. Le dessin peut ne viser que lui-même (dessiner par pur plaisir, sans raison particulière) quand l'illustration dépend d'une demande extérieure à soi, une commande et d'un contenu pré-existant à imager (historiquement : les images créées pour illustrer, accompagner le texte d'un livre). Dans ce cas l'image n'est pas première mais plutôt l'écrit, que l'image vient appuyer, compléter pour joindre le dire et le montrer.

On pourrait dire de l'illustration qu'elle est du dessin utilitaire, un dessin appliqué, encadré par un cahier des charges. Là où le dessin seul peut se permettre d'être abstrait, muet, inutile, hermétique, laid... l'illustration a la nécessité d'être lisible, accessible, de véhiculer un sens ou un message et de plaire. C'est pour moi la frontière entre deux territoires : celui d'un terrain libre, expérimental, introspectif, subjectif, et d'un terrain occupé, préoccupé par une attente, une fonction à remplir, un service à rendre (imagerie publicitaire, distractive, décorative, narrative). L'illustration raconte une histoire, comme le cinéma grand public raconte une histoire. On est dans une forme d'entertainment et de culture mainstream (pour utiliser des termes "in"). Je distingue les deux non pas pour dévaluer l'illustration mais bien parce que, comme au cinéma, il y a une confusion où les gros arbres (films de studios) cachent la forêt (du cinéma d'auteur) et que certains aimeraient imposer l'un au détriment de l'autre. Il est juste de constater que ce ne sont pas les mêmes arbres et pas les mêmes fruits. Et que l'un ne doit pas empêcher l'autre d'exister.

Pour certains puristes, il y aurait un côté péjoratif dans l'illustré qui glisserait dans de l'anecdotique, du séduisant, jusqu'à parfois du "putassier". Avec une connotation vulgaire sans doute associée au fait qu'il y a eu une séparation élitiste dans notre culture entre l'écrit et l'image (celles-ci permettant depuis longtemps d'instruire les foules analphabètes, comme dans les versions illustrées de la Bible ou dans les représentations religieuses de l'art Roman et Gothique). L'image étant plus accessible que l'écrit, celle-ci est devenue un moyen apprécié par la publicité, la propagande, la culture populaire, pour façonner et diriger les comportements et le goût, d'où son côté "pop". Ce qui, d'ailleurs, vaut sans doute à la bande dessinée des remises en question régulières sur sa légitimité à être un art. Et ce qui explique qu'on aura plus de facilité à accepter un dessin contemporain non narratif dans la sphère de l'Art contemporain. Le dessin comme art, le dessin non "alimentaire" (ce qui dans l'Absolu est discutable étant donné le rapport au mécénat, aux subventions, aux galeries, on peut se demander si l'art dans son entier n'est pas devenu "alimentaire") et l'illustration du côté d'un savoir-faire, d'un mêtier. 

Au delà de la question de l'Art, on voit tout de même une différence entre dessin autonome et dessin au service de (dans lequel on pourrait regrouper illustration, dessin technique, plan d'architecture, illustration scientifique, dessin de presse, jeu vidéo, story board...). Une des différences est très souvent le rapport au temps : pas mal d'images sont crées comme des biens de consommations immédiats avec une durée de vie assez limitée. Et le rapport à soi : on ne demande pas forcément à l'illustration d'exprimer l'être qui se cache derrière et toute sa complexité.

Ceci étant dit, l'art appliqué peut s'élever au rang d'art s'il est fait avec inspiration et profondeur. Les gravure de Gustave Doré, les estampes d'Hirohige ou Hokusai, Arthur Rackham, Aubrey Beardsley, Bruno Paul, Alfred Kubin ont marqués ce dessin de genre. Et pas mal de grands artistes se sont prêtés aussi au jeu de la commande et de l'illustration. 

Et-ce qu'un dessin vaut pour lui-même ou dépend d'autre chose pour avoir un sens, un intérêt? Est-il oeuvre ou ouvrage? Comment trouver la délimitation entre les deux? On peut aussi aborder une illustration avec l'esprit du dessin dans tout ce qu'il a de prospectif, expérimental, libre. Bien souvent il faut arriver à imposer sa vision, sa différence pour casser l'image d'épinal de ce qui ferait (ou pas) une bonne illustration. Et on entend dire que certains commanditaires voire le grand public ont mauvais goût. Faut-il s'abaisser à une idée préconçue que l'on se fait d'un attendu, d'un public, lectorat potentiel ou faut-il bouger les habitudes? Le goût est une chose changeante, par définition, et on ne sait jamais parfaitement ce qui plaira ou déplaira. Donc le mieux c'est d'être soi-même. Stanley Kubrick, dans son domaine, étant l'exemple parfait d'une harmonie entre exigence, liberté, puissance et en même temps accessibilité à un grand public. Un bon projet est celui qui répond et dépasse la demande d'un client et où on a pu s'approprier ce travail comme s'il avait été motivé par soi-même. On peut donc faire une illustration avec les qualités du dessin libre mais ce n'est pas toujours le cas. 

Il me semble qu'il faut éviter un stylisme trop codifié, figé, qui même s'il répond au goût d'un public et d'une époque, risque de mal vieillir. Au final, on perçoit souvent dans une production ce qui l'a motivé : goût de plaire, facilité, impersonnalité ou bien honnêteté, sincérité, profondeur. C'est pourquoi certains dessinateurs sont au-delà des genres, du dessin ou de l'illustration et d'autres se contentent d'un truc qui marche. 

J'essaie de ne pas limiter un étudiant dans une façon de voir le dessin (commerciale ou expérimentale) pour lui permettre de choisir quelle sera sa voie. Et malheureusement de nos jours les jeunes gens cherchent trop souvent ce qui brille et donne l'impression de la réussite, pour imiter ce qui marche. Certains s'empressent de singer des codes extérieurs, ont des cultes exclusifs qui occultent tout le reste. Je pense surtout au Manga comme agent polluant (surtout parce qu'imité à travers des clichés ou des productions bas de gammes) mais ça peut être aussi l'heroic fantasy ou les super héros.  Alors qu'au moment de l'apprentissage il faudrait ouvrir toutes les portes et les fenêtres et être curieux de tout (de l'underground à l'art bourgeois). C'est pourquoi, plus qu'un savoir-faire, il faut mettre en place un questionnement en action. Une approche la plus libre possible du dessin. La dépendance du dessin à la nécessité de manger viendra bien assez tôt. Je sais qu'après il est plus difficile de s'accorder ce temps de recherche et d'expérimentation quand on travaille. Et il y a assez de publicitaires aigries et frustrés dans les agences qui après avoir usé leur jeunesse sur des projets parfois aussi stériles que lucratifs, rêvent d'une pratique d'artiste, une vraie.

Même si l'époque manque parfois de profondeur nous ne sommes pas obligé de lui ressembler. Ce qui nous plaît, on l'oublie. Ce qui nous marque nous accompagne.