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Le Feuilleton de l’été (Episode 01)

Publié le 28 juin 2012 par Paumadou

Jeudi 28 juin 2012

Le Feuilleton de l’été (Episode 01)

De temps en temps, l’envie prenait Pauline. Elle lui sautait dessus, un peu à l’improviste, s’aplatissait sur son épaule pour se faire la plus petite possible. Sauf que cette envie n’était pas une envie discrète ou passagère, alors l’épaule de Pauline s’affaissait un peu sous le poids. En général, c’était comme aujourd’hui, quand elle n’avait rien à faire. Rien d’intéressant, j’entends.

Ou au contraire, quand elle laissait des choses très importantes, le genre de boulot à faire de manière imminente pour avant-hier et qui traînait toujours sur son bureau. Dans ces moments-là, elle repoussait tellement ce qu’elle avait à faire qu’elle se rendait compte qu’il n’y avait plus de fromage, plus de pain, plus de biscuit, plus rien à manger sauf cette vieille boîte de conserve de salade de fruit individuelle bon marché, périmée depuis trois ans mais qu’on ne jetait pas parce que ça ne se périme pas les conserves

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Day Eight: Some Late Night Shopping

Bref, en reposant la salade de fruits derrière un reste de farine et quelques bouillons cubes déshydratées mais de nature indéterminée, Pauline sentit l’envie d’aller faire les courses. Ce n’était pas de cette envie-là dont je parlais plus haut, non, celle-là était aussi naturelle que l’envie d’ôter un pansement une fois que la blessure a cicatrisé : c’est pénible, physiquement désagréable et plus on le fait vite, mieux c’est. Non, l’envie qui avait sauté sur l’épaule de Pauline était bien plus pernicieuse. Elle s’était glissée entre le rayon des cornichons au vinaigre, des huiles de cuisson et des ingrédients de pâtisserie, précisément entre un sachet d’amande en poudre et un autre sachet d’amandes en poudre de la même marque, mais 30% plus savoureuse.

« Et si je faisais des macarons ? »

La question peut vous paraître banale, mais en réalité c’était la première manifestation de cette envie irrépressible d’être une bonne petite femme au foyer.  Ce besoin devrais-je dire, car à cet instant précis où finalement, mue par un besoin quelque peu radin d’économiser des sous, Pauline jeta rapidement le sachet de poudre d’amandin à 35 centimes de moins au kilo, l’idée légère était devenue oppressante. Cuisiner, s’occuper du ménage, des enfants, de la lessive et passer sa journée finalement à ne rien faire, à lire, à jouer aux jeux vidéos ou regarder la télé.  C’est donc pleine de bonne volonté qu’elle continua ses courses. Si elle arrêtait de bosser, il faudrait faire des économies. Aussi décida-t-elle d’acheter tout ce qui lui manquait pour son nouveau hobby.

Elle s’arrêta d’abord au rayon des épices devant le gros sel, le bicarbonate, le vinaigre. On n’en a toujours besoins, se souvenait-elle. Avec ça, on remplace n’importe quel produit ménager. et ça permet de faire la cuisine aussi. Les trois volumineux conditionnement (c’est moins cher au kilo et surtout, elle en aura besoin de beaucoup) glissèrent dans le caddie.

Ensuite, elle évita d’acheter des biscuits car c’était cher et peu diététique. Cinq kilos de farine, deux mottes de beurres, trente oeufs et deux kilo de sucre ferait l’affaire. Evitant le rayon des confitures, elle acheta une caissette de fraises plus vraiment de saison, mais ce n’était pas grave puisque tout cela mijoterait pendant des heures, éliminant tout risque d’infection.

Au rayon frais, elle s’interrogea devant les différents morceaux de volailles à disposition, examinant prix au kilo, date de péremption et facilité de préparation. Les filets, les blancs côtoyaient les foies et les coeurs de volaille. La main en suspension, jouant mentalement à ce qui pourrait se faire « Lapin aux pruneaux, j’ai pas de pruneaux, filets à la crème, j’aime pas la crème,  poule au riz, ah zut, j’ai oublié de prendre du riz… » elle laissait ses yeux allaient sans plus rien voir sur l’étalage de bidoche à vous donner la nausée. Soudain un type lui demanda l’heure.

« Oh Putain ! Il est 21h ! »

Pauline saisit le premier paquet de foies de volailles venu et le jeta dans le caddie pour achever rapidement sa besogne. Cela faisait plus de deux heures qu’elle était là, c’était pour la bonne cause. Près des caisses, Pauline saisit un bouquin « Les recettes de ma grand-mère » parce qu’elle n’avait pas de livres de cuisine à proprement parler. Elle n’avait pas non plus de grand-mère sachant cuisiner. En fait, dans sa famille, les femmes ne savaient pas tenir un manche de casserole de mère en fille depuis au moins quatre générations. Ce qui est suffisant pour que les recettes ancestrales de l’arrière-arrière-grand-mère se soient perdues, si jamais elles avaient existé.

Le tapis de la caisse commença a se dérouler. Vite, très vite. Pauline dont le caddie était plein jusqu’à la gueule (et même un bon demi-mètre au dessus, que voulez-vous, il faut ce qu’il faut pour nourrir cinq personnes surtout quand on ne possède comme ustensiles de cuisine que deux casseroles, un micro-onde et un plat à gratin encore neuf) s’activait mais elle n’avait pas encore fini de vider le chariot que la caissière commençait l’encaissement. Bip… bip… bip bip…

Pauline posa les oeufs en équilibre sur l’emballage du kit du bon pâtissier puis tira le chariot entre les bornes anti-vol…

Bibibipbibibipbibibip

« Oh pardon ! » Se démenant sous le regard indifférent de l’employée de caisse du supermarché, elle parvint à extirper deux lourds packs de six litres de lait du chariot . Le vigile, un grand black avec un talkie-walkie s’approchait de la caisse, le regard sombre.

Bibibipbibibipbibibip

Pauline jeta un  oeil dans le caddie : bip plus rien. Elle regarda bip  son sac, elle n’y avait rien mis bip.

Bibibipbibibipbibibip

Le vigile l’observait toujours, bip à un mètre, bip tandis que la caissière avait repris bip son exercice, continuant d’entasser bip les denrées bip, sans ordre ni intérêt pour le degré de fragilité des paquets qu’elle jetait de sa gauche vers sa droite. Pauline commença à paniquer bip et fit de même pour transvaser ses achats bip dans son chariot. Derrière elle, les autre clients s’entassaient déjà avec des mines énervées.

Bibibipbibibipbibibip

Pauline saisit le paquet de chewing gum qui s’était accroché dans le bas de jupe et le remis sagement sur le présentoir en souriant au vigile et tentant une explication amusante à la caissière. Celle-ci ne releva rien d’autre que le prix.

« Deux cents quarante-deux euros et soixante-seize centimes. »

Gloups. Ok, Pauline s’était lâchée, mais ce n’était pas grave. Avec tout cela, elle pourrait faire les repas et le ménage pour un bon mois. C’était son envie n’est-ce pas ? Une femme au foyer épanouie, qui n’en aurait plus rien à faire d’écrire, de réviser des textes et de chercher désespérément comment contacter son éditeur qui depuis des mois n’avait répondu qu’à un seul de ses mails « Bonjour, je ne suis pas disponible pour l’instant, je croule sous le boulot. Aussi, dès que je pourrais, je répondrais à votre mail. En attendant, s’il s’agit d’une urgence, appelez-moi sur mon portable. PS: ceci est un mail automatique, merci de ne pas y répondre. » Evidemment, Pauline n’avait pas son numéro de téléphone. En outre, elle attendait depuis six mois, tout caractère d’urgence avait disparu. Elle pouvait bien attendre six mois de plus.

Après avoir fini le chargement de son chariot, dans une course contre la fureur des clients suivants qui s’impatientaient devant tant de lenteur à vider la place, Pauline s’éclipsa rapidement de la galerie marchande, avec un petit sourire gênée vers le vigile qui ne la quittait toujours pas des yeux. Elle avait voulu le faire drôle et complice, elle se sentait juste lamentable et gênée. L’écrivain introverti qu’elle était, n’était pas vraiment faite pour le contact et la communication.

Sur le parking, il lui fallut cinq minutes pour se souvenir qu’elle n’était pas garée à côté des caddies, mais à l’autre bout du parking. Si elle en avait eu la force, Pauline aurait renversé le contenu du chariot métallique directement dans son coffre. Mais celui-ci était trop haut, le chariot trop lourd et Pauline trop lasse. Le transvasement se fit donc à un rythme ralenti et fatigué. Une bonne douzaine d’oeufs y laissèrent néanmoins leur intégrité. Elle rentra chez elle vers 22h, abandonnant l’ensemble des courses dans la voiture, devant la maison. Jules finissait la pizza commandée pour le repas devant l’écran de son ordinateur et un jeu en réseau. Les enfants étaient couchés depuis longtemps. Pauline s’affala sur le canapé et ouvrit le poste de télévision. Les violons romantiques, l’écran noir et le défilé des noms aux lettres savamment manuscrites lui annoncèrent qu’elle venait de louper le tout premier épisode du feuilleton de l’été.

« Quelle journée de merde… » soupira-t-elle en allant se coucher.


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