29 juin | Julien Gracq, Un beau ténébreux

Publié le 29 juin 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


Image, G.AdC
JOURNAL DE GÉRARD 29 juin.


  Ce matin, promenade à pied à Kérantec. Les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s’étend à gauche toute vide, bordée de dunes couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, un ciel bas et gris, de fortes lames plombées qui cataractaient sur la plage. Mais entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmilier lorsque, sans crier gare, elles atteignaient le niveau de la digue et éclataient à l’air libre en gerbe glacée. J’ai déjeuné dans un restaurant désert, isolé au milieu des dunes, le plancher sur pilotis sonnait creux, l’immense salle (la jeunesse du pays doit y danser le dimanche) avec ses guirlandes de drapeaux de papier, lugubres, ses planches de sapin verni, me parlait moins de fêtes que de carré de navire, d’Abri du marin, tout ce qui, si fréquent dans ce pays, porte avec lui (les loges des canots de sauvetage en guise de granges, de celliers le long des rues) ce caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de Bretagne.

  En revenant par le chemin de la grève, j’ai rencontré des jeunes gens de Kérantec, par deux, qui venaient danser. Sérieux, presque graves – les cheveux des filles volaient dans le grand vent – et eux leurs mains dans leurs poches : il ne fait pas chaud. Un sentier pourtant solitaire. Là-bas on voyait, des dunes surplombant la grève, l’écume voler à chaque décharge de la mer par-dessus la ligne basse du toit du « Retour du Pêcheur ». Un singulier lieu de plaisir. Puis, au milieu de la canonnade sourde des vagues, sous un rayon de soleil passager, on entendit nasiller un disque et – sur la basse inégale du ressac, au milieu de la grande caisse de résonance des nuages et de l’eau – sans trace aucune de vulgarité. Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contresens du courant de la fourmilière. Très désœuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? Dans les paysages vrais tout autant que dans les tableaux continuent ainsi à m’intriguer ces flâneurs de la méridienne ou du crépuscule, qui dans un angle crachent, lancent un caillou, sautent à cloche-pied ou dénichent un nid de merle, et rembrunissent parfois tout un coin du paysage d’une gesticulation aussi ininterprétable que possible.

  Revenu en flânant, j’ai dîné seul – toute la bande straight déjà partie pour le casino.

  Quelques pas sur le sable après le dîner. Plage noble, mélancolique et glorieuse, les vitres du front de mer toutes à la fois incendiées par le soleil couchant comme un paquebot qui s’illumine. Ce sable vide, encore chaud, tiède comme une plage de chair et qu’on voudrait fouler, couvrir, souiller naïvement comme elle. Et pourtant l’air est si chaste, si purement froid, si transparent, comme lavé sans cesse par d’invisibles averses. Un doux gargouillis dans une rigole de sable (la marée baisse) travaille à appareiller à la terre ce paysage de déluge, ― bruit presque humain déjà des eaux canalisées, comme la hache du bûcheron qui défriche. J’ai respiré, ah ! quelle gorgée ! Le sable volait légèrement sur les dunes, l’air claquait comme de grandes oriflammes, droites dans le fil du vent, avec ce fouettement félin de la queue. Et vers l’horizon l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeutes, ces embarras de nuages rayés de grains et de soleil, ce train hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan.


Julien Gracq, Un beau ténébreux [Corti, 1945], in Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 103-104-105 (incipit). Édition établie par Bernhild Boie.




JULIEN GRACQ

Hans Bellmer, Julien Gracq, 1950
Portrait au crayon
Collection particulière
© Droits réservés
Source


■ Julien Gracq
sur Terres de femmes

→ 27 juillet 1910 | Naissance de Julien Gracq
→ 1er novembre 1917 | Julien Gracq, Le Roi Cophetua
→ 25 avril 1949 | Julien Gracq au Théâtre Montparnasse
→ 3 décembre 1951 | Julien Gracq refuse le Prix Goncourt
→ 19 février 1977 | Julien Gracq, Les Eaux étroites

■ Voir aussi ▼

→ Julien Gracq, le site (José Corti)
→ la fiche des éditions José Corti sur Un beau ténébreux
→ (sur Terres de femmes) 21 mars 1926 | Naissance d’André Delvaux (Rendez-vous à Bray et Le Roi Cophetua + une autre extrait du Roi Cophetua)



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