Andrew Kudless - P_Wall 2009
A propos de ce rapport à l’entreprise, la volonté, l’action, etc... qui ne connaît ni ses origines ni ses finalités, qu’on abordait la dernière fois, je voudrais parler d’architecture et de design paramétriques. Précisément, je voudrais parler d’une pièce, P_Wall, dont le designer, Andrew Kudless, indique qu’il s’intéresse plus à « la fabrication et à tout ce qui est soumis au processus de fabrication », par opposition à la démarche qui voudrait qu’on s’occupât de la forme, indépendamment de savoir « à la fin, si c’est du béton, du métal, du bois ou qu’importe... » (in Form, growth, behavior, interview au SFMOMA). Alors il faudrait que je décrive cette pièce brièvement, puis que je pointe les deux aspects qui me paraissent importants à noter et enfin que j’insiste sur ce qui fait qu’elle va venir nous intéresser dans les recherches que nous menons ici. P_Wall consiste en une série d’hexagones de plâtre, moulé dans du tissu nylon, qui s’est figé au gré des pressions et des tensions pour donner des sortes de « pregnant bellies» (cf la conférence au College of Design School of Architecture, 6 Mars 2012) jaillissant du mur. On a donc un cadre en bois de forme hexagonale auquel est fixé ce tissu nylon sous lequel des tiges posées çà et là exercent une pression et modulent la forme dans laquelle va venir se figer le plâtre. Le plâtre devient donc le témoin de forces, de pressions, de tensions, d’étirements par lesquelles il est venu prendre cette forme d’arrondis, de plis, de rides... « la capture d’une force dynamique dans une forme statique », selon les termes, certes un peu grossiers, d’Henry Urbach dans sa présentation pour l’exposition au SFMOMA (cf Matsysdesign.com).
Il faudrait regarder des détails, avant d’aller plus loin... Par exemple, sur la forme hexagonale... Selon Andrew Kudless, le choix de la forme hexagonale s’est imposé à lui pour brouiller cette sorte de ligne que l’alignement des panneaux finissait par former dans un essai précédent où chaque panneau était rectangulaire (cf la conférence au College of Design School of Architecture, op cit.). On peut noter que, sur cette forme, à propos d’autre chose, précisément à propos de ses recherches sur les insectes, il remarque que « si vous prenez des corps de taille similaire, quelle que soit la forme de ces corps, et que vous les mettez sous pression, ils finissent naturellement par former des hexagones » (Ibid.). Par exemple encore, sur l’alignement des tiges, on peut noter qu’après plusieurs essais, Andrew Kudless arrive à la conclusion qu’à moins de 2 inches entre deux points de pression exercée par les tiges, le plâtre contournerait les points, et à plus de 8 inches, le poids du plâtre déchirerait le tissu (Ibid.). Enfin, dernier point – et celui-là me plaît beaucoup – je voudrais vous faire remarquer qu’on se retrouve avec des sortes de zones d’intensités comme aurait dit un fameux philosophe, où les points vont venir se rapprocher ici et s’éloigner là... et où, puisqu’il y a 4 tailles différentes de cadres héxagonaux, l’alignement des panneaux, quoique régulier, va venir se resserrer ici et s’étendre là... Ca, c’est bien une idée de dessinateur ou de « maquettiste », d’organiser la disposition des points et des cadres par zones d’intensités, plutôt que de laisser faire le hasard, pour fabriquer des espèces de modulations, avec en tête, quelque chose comme – c’est suffisamment contradictoire avec le souci de ne pas s’occuper de la forme pour le souligner – un trompe-l’œil tridimensionnel...
Dans le design et l’architecture paramétriques ou computationnels ou encore génératifs, « le plus important » « n’est pas l’objet final, mais plutôt le processus », « le cœur qui informe le résultat final » comme le formule Paola Antonalli dans son introduction à l’ouvrage Design by Numbers de John Maeda (J. Maeda, Design by Numbers, MIT Press, 2001). Ca, ce n’est pas fait pour nous surprendre, la dénonciation de la soumission qu’implique forcément le souci de la finalité, elle est dans l’air du temps depuis un moment et concerne des approches tout à fait différentes... L’originalité de cette opération, donc, consiste en l’élaboration d’algorithmes qui ont vocation à générer quelque chose comme des variations. Là, alors, on est au cœur de nos préoccupations... Alors, d’abord, ce qui va venir hautement nous intéresser, c’est ce fait qui veut que, par conséquent, le résultat final déborde la capacité humaine à se représenter les choses. Vous avez quelque chose comme une représentation – forcément narcissique donc – qui veut tenir le monde dans ses mains et là, tout à coup, vous vous retrouvez avec des... disons formes, peu importe... que vous ne pouvez pas traiter, qui court-circuitent... comment dire... qui échappent au niveau représentation... C’est ce qui fait que, par exemple, toujours dans le domaine du computationnel, quelque chose comme ce qui est appelé Linkfluence d’Antonin Rohmer, qui s’occupe de donner à « visualiser les données et les expériences » (cf le site d'Antonin Rohmer) des utilisateurs de l’Internet, est une catastrophe, jolie certes, et une insulte intellectuelle, puisqu’il propose un outil qui a vocation à... comment dire... repousser les limites de ce qu’on est capable de se représenter – se représenter, c’est-à-dire tenir dans les mains donc. Non, ce qui nous intéresse ici, c’est de se retrouver avec des objets, des outils et des utilisations sur lesquels glisse le pouvoir magique du contrôle de la représentation.... Ce sera toujours ça de pris.
On voit bien qu’on est dans quelque chose qui tient de l’ordre du rapport du corps humain à la création d’outils et à la création d’utilisation... Il se trouve que la capacité pour le corps humain et la technologie qu’il fabrique de venir à bout du monde et de le modéliser assez pour l’avaler est une superstition dont on n’est pas encore revenu assez pour ne pas délirer quelque chose comme la computation. Si le corps humain ne s’intéresse plus à la finalité des choses, il faut bien qu’il s’occupe. Regardez cette furie profuse de calculs d’algorithmes déterministes... Là, c’est forcément amusant, parce que ce qui apparaîtrait comme une sorte de libération se retourne contre ce qu’il s’agissait de libérer... On a dit ici, il y a longtemps, que les formes géométriques étaient des fabrications, bon... mais ce n’est pas fait pour inquiéter ces cerveaux habiles qui vont donc aller s’occuper de tous « ces objets naturels comme l’arbre, le flocon de neige, la chaîne de montagne » qui « défient la simple classification » et vont venir se ranger dans la case « fractale » (cf Gary William Flake, The Computational Beauty of Nature: Computer Explorations of Fractals, Chaos, p. 61). Des fractales, il en est de deux types : celui dont « la récursivité est explicitement visible dans la façon dont la fractale est construite » et celui dont « la récursivité est plus subtile » et « est lié à un processus hasardeux ou stochastique ». Quand je vous disais qu’on était dans quelque chose qui tenait de l’ordre de la croyance... Et voici donc ces esprits affairés à pourchasser « l’irrégularité stochastique » pour tenter de la « caractériser statistiquement » (Ibid., p. 132). Je fais un détour, forcément, mais c’est intéressant à regarder, parce qu’alors à force d’épurer comme ça le hasard pour essayer d’en faire quelque chose de déterminable, on est en plein dans l’articulation linguistique conscience/inconscient où on renonce à dire pour pouvoir dire quelque chose pour croire que le monde fonctionne comme la langue que l’on parle. Que ce qui est dit finisse hanté par ce qui ne l’est pas n’a pas l’air d’être fait pour venir les tracasser, quand bien même ça effondre tout ce sur quoi repose leur entreprise... Mais peu importe. Si je ne pouvais pas ne pas jeter un œil sur ce à quoi on s’occupe quand on ne s’occupe plus de finalité, je ne tiens pas à m’y attarder outre mesure. Je remarquerai, en passant, que je vois des activités tout autant soumises à leur technique que celles qui ne s’occupaient que de leurs finalités, la peinture ou la danse classiques par exemple... Mais ce n’est pas là où je veux en venir...
Ce n’est évidemment pas l’automaticité qui va m’intéresser dans cette approche computationnelle, ni même la variation ou l’irrégularité stochastique... Mais quelque chose d’autre encore... Hormis ce point que j’ai déjà soulevé qu’on soit au-delà de la représentation – et l’analogie qu’Andrew Kudless fait entre sa pièce et la peau qui s’étend et se plisse n’y change rien... je veux dire : je m’en fiche –, c’est que tandis que ces computeurs sécrètent de la mousse de cerveau avec leurs calculs algorithmiques, et on peut souhaiter qu’il soit occupés le plus possible, il se passe toutes sortes de choses à côté que ni les calculs ni l’organisation de paramètres ne savent prévoir... Et même, plus ils vaquent à leurs affaires, plus ils laissent ouverte la possibilité qu’il se passe quelque chose à côté... Là, par exemple, dans P_Wall, même si on regrettera forcément que les tiges n’aient pas été placées à plus de 8 inches de distance au moins une fois, c’est bien dans ses accidents que l’œuvre commence a avoir un intérêt ; c’est bien dans l’étirement imprévu des trous formés par les tiges qui sortent du cadre, dans la « laideur » (sic) de ces plis ; c’est bien là où la main humaine ne sait pas aller, là où les paramètres sont débordés que commence quelque chose comme la possibilité d’une dialectique... Et sans doute Andrew Kudless le pressent-il, qui continue de travailler sur ce projet qu’il laisse à l’extérieur, sans en prendre soin, à partir non plus de plâtre, mais de béton, traité de façon à ce qu’il ne soit pas trop acide afin que de la mousse, du lichen puisse se développer...