Horizon de paille

Publié le 04 juillet 2012 par Jlk

Inédit

Les Lignes de ta paume

Par Douna Loup

Miécourt. Une vieille vous accueille avec ses deux fils qui auraient l'âge de partir mais qu'elle corsète aux bras lourds de sa ferme. Ils sont grands, frustes et bruns. Ils vous saluent avec mutisme mais ne vous quittent pas des yeux.

La ferme a une toiture noire de sourcils en friche, ses murs trapus sont acculés aux champs d'orges et de tournesols. La ferme est fraiche, profonde et tu calcules en trois secondes que son épaisseur ne se pliera jamais en quatre dans ton coeur. Qu'elle restera autour de toi comme une proéminence abjecte. Qu'elle te sera toujours étrange. Étrangère.

La nuit qui vous couche ce soir-là tutoie vos fenêtres à larges battants, vous êtes couchées sur un lit simple dans la chambre de la vieille mère et vos cousins dorment à deux pas dans une autre chambre qui grince.

Le temps de s'éveiller il est déjà trop tard.

La géographie a fait de vous ses prisonnières.

Les collines du Jura vous toisent vertement aux fenêtres, les cousins vous dévorent des yeux et la vieille vous nourrit comme certains curés aigris donnent la messe.

Il fait chaud. Lorsque vous contournez la grange où le foin sèche en vagues, les cousins surgissent avec leur chien. Entre ses jambes pend un long bâton rouge, miroir du désir enterré dans les cerveaux des garçons trop âgés pour les chambres de célibataires.

Vous regardez le foin en tas, vous auscultez les murs de bois... le soleil se cramponne aux planches sur lesquelles vos regards bleus butent, il ne faut surtout pas lâcher cette image de bois, elle vous sauve pour l'instant encore.

Mais les cousins ne passent pas leur chemin, ils restent, ils ne vous disent rien, ils vous regardent. Leurs regards torpillent vos coeurs, leur silence est un rapt. Les mots le désamorceraient mais vous êtes aussi muettes que la paille, alors vous partez en courant, vous essoufflez votre peur dans les champs, vous longez la route, traversez le village et atterrissez hagardes dans l'épicerie de Miécourt.

Vous n'avez ni argent ni courses à faire, mais vos visages et votre peur font venir près de vous l'épicière. Elle s'appelle Marie, elle est à peine plus âgée que vous; peu de mots suffisent à vous faire comprendre, à vous faire assoir, à vous faire adopter. Vous buvez de la limonade tout l'après-midi. Les bulles et sa compagnie tendre apaise la terreur en vos corps.

... tes rêveries te manquent, les mouches recouvrent les jours de leurs petites pattes noires, ton imagination s'arrêtent aux murs, les garçons vous poursuivent, vous espionnent, vous traquent, mais ne sont pas encore parvenus à vous serrer.

Les griffes du réel t'enserrent. Les bras du réel t'affectionnent. Le réel c'est l'or des nuits, c'est la crème couverte de mouches, c'est aussi Marie l'épicière, les petits mots qu'elle a pour vous.

Son père boit, son père noie son corps de litres et de degrés forts. Et les mots de Marie pourtant, ses mots sourient, ils sortent tout droit de sa douceur, ne savent pas briser sa tendresse. Lorsque Marie aimerait se fâcher, crier contre ce vieil ivrogne, elle parvient tout juste à chanter une vieille comptine et à soupirer face aux vitres. Au milieu de ses clients rares, Marie lève le poids des choses, pèse en grammes les lentilles, entasse ses sacs de farine et le soir venu additionne quelques sous avec sa pauvre joie.

Toi tu trépignes. Ce Jura t'impatiente. Cette Suisse te révolte.

Ici c'est pire que tout dis-tu, je préfère les Allemands. Tu n'as jamais vu de près les Allemands. Tu n'as vu que leurs ailes de plombs. Tu te souviens avec nostalgie du mot guerre, de la radio de ton père, de votre maison à Roppe remplie de tumultes ces derniers mois, de Jeanne restée dans sa maison feutrée où tu n'as jamais pu entrer.

Il faut quitter ces collines infestées de vaches, quitter ce ciel où infusent des mouches, ce pays de garçons vicieux.

Il y a bien Marie et sa limonade mais elle ne fera pas le poids.

Ce pays est une infection, on aurait mieux fait d'avoir la gale dis-tu, la douanière nous aurait empêché de passer. On aurait mieux fait d'être pleines de maladies, pleines de rage, de peste, de poux ou de puces de lapins, la Suisse nous aurait tout de suite rejetées, nous serions retournés à Roppe!

Tu as treize ans et demi et tu t'appelles Nelly, tu te sens vieille, tu penses que ton destin de femme ressemble à autre chose qu'à un horizon de paille dénommé Miécourt, tu penses que tu ne supporteras pas un jour de plus les garçons et leur chien, que tu peux devenir une autre, devenir une fugueuse heureuse.  

Tu ne rêves plus que d'une seule chose, passer cette ligne dans l'autre sens. Tu te souviens du nom de la petite ville où vous êtes passés de la France en Suisse, elle s'appelle Delle. Delle a été la honte, la nudité volée, Delle sera transfigurée si vous passez en sens inverse. Si vous passez de Suisse en France.

La vieille a un champ près de Delle, un champs de pommes de terre roses à sortir du sol. Vous attendez le jour de la récolte, vous calculez les ciels et les températures, vous préparez votre petit bagage. Une soeur cadette vous y retrouvera avec la tante de Boncourt et tu seras la cheffe d'expédition, la cheffe de délivrance. Enfin vous quitterez ce mauvais pays...

D.L.

(Ce texte est extrait du deuxième roman de Douna Loup, Les lignes de ta paume, à paraître en août 2012 au Mercure de France)