On est nombreux, c’est toujours comme ça, chaque début d’année, on est une foule compacte et colorée, chacun sa place, chacun son habit, chacun son saint qui l’accompagne, et on défile les uns derrière les autres pour passer par le chas de l’aiguille, on sait pas ce qui est derrière mais on y va, chaque année ça recommence, on n'est jamais les mêmes bien sûr, mais ça se sait, de génération en génération, chacun sait que le temps s’écoule par le chas et que nous allons tous y passer…
Je m’appelle vendredi et je ne sais pas encore à quel mois ni à quelle semaine j’appartiens, tout ça se décide au dernier moment, on est une multitude, 365 coincés, parfois 366, et chlac ! au moment où tu t’y attends pas on te colle un mois une saison une semaine un numéro…
Moi je m’en fous n’importe quelle couleur n’importe quel mois mais surtout, surtout, pas le numéro 13, non, pas le numéro 13 !
Il parait que les vendredi comme moi qui ont connu le numéro 13 ont tous mal fini, cloués aux portes, maudits, crachés, crucifiés, regardés de travers par la majorité des humains qui nous comptent, comme si compter les jours freinait leur écoulement…
Mais voilà que les chiffres pleuvent sur nous, ça dégringole comme une cascade mathématique, en veux-tu, en voilà, du 1 au 31, ça vole dans l’air, ça tourbillonne, et moi je vois le 13 qui se rapproche, je me pousse, je me tortille pour qu’il ne se colle pas à moi, merde ! Trop tard, le numéro m’a chopé, ce salaud, il s’est collé à moi comme une pute qui n’a pas fait son chiffre de la nuit et qui craint les coups en rentrant… Il me colle, il me désigne aux autres qui se marrent, vendredi 13, pas de chance, tu vas porter malheur et tu vas en prendre plein la gueule…
Je passe le chas du sablier, et je me sens porté par des mains douces, des mains tendres qui m’acclament…
C’est jour de chance aujourd’hui, vendredi 13 : ces mains ont gagné à l’Euromillion, elles pensent que j’y suis pour quelque chose, quelle veine, je finirai en beauté, sur un air de samba, arrosé de champagne, dans les draps froissés d’un couple heureux qui a cru en moi…