Nous pouvions rouler longtemps sans parler, avec le commissaire Ramin. Nous n’étions pas de grands bavards, ni l’un ni l’autre. Si je ne dois garder de Kaboul à cette époque qu’une seule image, ce serait lui et moi dans sa voiture, coincés dans un embouteillage, silencieux tous les deux. Sa présence me réconfortait. Il était parfaitement à l’aise dans cette ville : il l’incarnait. Il ne se cachait pas ce qu’il détestait, ici, mais jamais, contrairement à tant d’autres, il n’a émis le moindre désir d’être ailleurs, de vouloir s’expatrier, de vivre une autre vie.
Il pestait contre les traditions contraignantes, mais, à sa manière, il les respectait. En ma présence, s’il fumait, avant de rentrer chez lui, il s’ingéniait à faire disparaître toutes traces de son forfait, qui risquait d’être perçu comme un manque de respect envers son frère aîné : il mastiquait des gommes mentholées et s’aspergeait de parfum.
Un jour, j’osai lui demander s’il n’était pas un des mieux placés pour faire bouger la société afghane, si, lui – jeune, ouvert, lucide - , se résignant, cela ne signifierait-il pas que rien n’allait jamais changer, ici ?
Il a ri, gêné, a haussé ses larges épaule, puis, tout en tambourinant sur son volant, s’est lancé dans un plaidoyer à moitié convaincu des valeurs ancestrales afghanes, qui avaient au long des siècles préservé finalement le pays des tentatives répétées de colonisation plus ou moins avouée, de la part des Russes, des Anglais, des Pakistanais... Puis il s’est moqué de lui-même, en concédant que le fait de fumer ou non en famille n’allait pas forcément changer la face du monde. Il a reconnu que c’était sa femme qui le sermonnait à ce sujet, et que, oui oui, sa femme, à sa manière, lui faisait peur. Après m’avoir jeté un coup d’œil pour voir si j’allais me moquer de lui, rassuré, il s’est replongé dans le silence.