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Vérité et liberté de recherche : comment le véritable progrès implique la stabilité (2)

Publié le 21 juillet 2012 par Hermas

La science ne consiste pas proprement dans la recherche mais dans la ferme maîtrise de la relation de vérités bien possédées. C’est pourquoi Auguste Comte disait lui-même qu’elle « n’a pas pour mission d’assurer la liberté de pensée, mais de la supprimer ; car à partir du moment où il y a science, il n’y a plus de liberté ». Celle-ci n’est qu’un moyen pour parvenir à la science véritable. Elle ne peut jamais être une fin car elle doit toujours cesser lorsque la fin légitime de la ferme adhésion ou de la possession est atteinte.

Voilà pourquoi, en particulier, la fameuse “libre pensée” n’est rien d’autre que « la pure négation ou l’antithèse de la science ». Celui qui prétend maintenir intacte sa “liberté de penser” affirme ainsi sa sotte prétention à n’être jamais en possession de la moindre vérité et à pouvoir la mépriser ou la dédaigner, si évidente qu’elle soit. Celui-là n’est qu’un charlatan, incapable de science. Celui qui se croit libre de penser que 2 et 3 ne font pas 5, est un insensé qui ne mérite pas la moindre attention. « La libre pensée est donc – comme le disait Fonsegrive – une présomptueuse sottise. N’est libre-penseur que celui qui ne pense pas » (L’attitude du catholique devant la science, 1898, p. 17).

S’il reste une liberté quelconque de penser à l’égard d’une certaine chose, c’est qu’elle reste ouverte à la recherche, qu’elle contient encore de l’obscurité, de l’incertitude, que sa connaissance n’est pas complète, et que, dans cette mesure, elle n’est pas encore bien pensée. Car ce qui est certain, clair, parfait, en tant que tel, supprime, comme il vient d’être dit, la liberté de recherche qui existait comme moyen pour parvenir à cette fin. Une fois trouvée la fin, les moyens perdent leur raison d’être.

Cependant, cette certitude peut n’être que partielle. Sans que l’on ait le droit de la nier, il nous reste alors à la compléter, à clarifier ce qui est obscur, en recourant librement à cet effet à tout moyen légitime d’investigation. Par exemple, il se peut qu’une vérité soit certaine pour nous comme un fait, sans qu’elle nous soit certaine par son caractère scientifique. Dans ce cas, nous sommes libres, non de rejeter ce qui s’impose certainement à nous, mais de chercher et d’examiner impartialement ce qui n’est pas ou ce qui encore insuffisamment certain pour nous, c’est-à-dire un moyen ou un procédé de démonstration scientifique, rationnel ou suprarationnel. Une fois que celui-ci a été trouvé et a reçu notre ferme assentiment, il constitue une autre forme de vérité secondaire que nous n’avons pas davantage le droit de renier ou de méconnaître. La vérité principale, qui se trouve ainsi cette fois démontrée, revêt, sous une nouvelle forme, une nouvelle force, en passant du simple statut de vérité de fait, d’intuition, d’expérience, à celui d’une vérité rationnelle ou scientifique dont nous ne pouvons plus nier ni contester le caractère comme auparavant. Cependant, nous pourrons toujours chercher d’autres moyens de démonstration, de clarification ou de confirmation pour la mettre de nouveau en lumière ou lui attacher d’autres certitudes, et tant que nous ne les aurons pas trouvés ou bien établis, nous pourrons librement les examiner et mettre en doute leur valeur et leurs conséquences.

Ainsi donc, la liberté d’examen ne se réfère pas tant au fond qu’à la forme d’une doctrine. Elle subsiste à proportion qu’existent le doute, l’obscurité ou l’ignorance. Si nous étions en présence d’une question que nous connaitrions parfaitement, sans aucune obscurité, il ne nous resterait à son sujet aucune liberté de pensée, c’est-à-dire de recherche, mais uniquement un devoir d’adhésion et de respect. Dans la mesure où demeurerait la possibilité de mieux l’apprécier dans sa portée, pour voir jusqu’où se portent ses relations et ses conséquences, en cela il resterait une certaine liberté. Cependant, cette dernière ne consisterait pas à penser selon notre bon vouloir, mais à choisir soit de penser sur elle, soit de ne pas penser et, dans le premier cas, à penser selon les lois générales de la raison et de la logique, et selon les lois spéciales propres à la nature et à la condition de l’objet, et non pas au gré du caprice, car cela ne serait pas de la liberté mais du libertinage.

La liberté véritable ne consiste donc pas à s’égarer mais à marcher avec rectitude. Elle ne consiste pas à mépriser mais à respecter et à accepter une loi légitime, et le plus obéissant – qui se guide sur elle, sans jamais se laisser subjuguer par la tyrannie des passions, des aprioris ou du caprice – est aussi le plus libre. « La suprême liberté, disait Boèce, est dans la parfaite obéissance à la justice ». C’est pourquoi « servir Dieu, c’est régner », parce que c’est suivre la règle absolue de la vérité, de la beauté et du bien. Là où sont mortes les passions humaines et où règne seulement l’Esprit divin, “l’Esprit droit”, “l’Esprit de Vérité”, là règne aussi la liberté véritable (2 Cor. 3,17), parce que la vérité nous rend libres : Veritas liberabit vos (Jn 8,11), en nous faisant agir par amour et conviction et non par crainte servile. Voilà pourquoi les véritables justes « ne sont pas sous la loi » (Gal. 5,18), parce que celle-ci est convertie, chez ceux qui sont animés par l’Esprit de Vérité, en norme interne et en principe autonome d’action et de vie. « Les justes ne sont pas sous la loi parce que la motion et l’instinct de l’Esprit Saint, qui demeure en eux, est leur propre instinct, la charité inclinant à la même chose que commande la loi » (s. Thomas d’Aquin, in Gal. 5, lect. 5). 

Quand donc il existe une loi notoire, comme il arrive toujours ou pratiquement toujours dans les arts ou dans les pures déductions de principes certains, alors la liberté ne consiste qu’à savoir la respecter et se laisser guider par elle. Quand il n’y en a pas, ou qu’elle ne nous est pas connue, comme il arrive dans les inductions ou les simples recherches – qui paraissent obéir à des lois nombreuses et complexes, sans que nous sachions laquelle gouverne chaque cas – alors la liberté s’exerce par le bon sens, c’est-à-dire cet instinct spécial qui sait choisir les moyens les plus adéquats et exclure les causes d’erreur, en se soustrayant à l’influence des préventions et des passions qui pervertissent la rectitude du jugement.

Ainsi progressent les sciences humaines : par cette liberté légitime qui se fonde sur l’amour de la vérité, qui part d’elle, tend à elle et repose en elle, qui respecte les vérités connues et les éclaire, les perfectionne et les complète, en en découvrant d’autres encore à leur lumière, nombreuses, qu’elle saura également respecter. Ce n’est pas l’usage d’un libertinage capricieux qui les fait progresser. Lui, il embrouille, offusque et défigure tout. Pour voir, il éteint la lumière. Il pense s’enrichir de science par le mépris de toutes les vérités qu’il possède et l’oubli de ce qui est connu, pour vagabonder dans l’inconnu, en marchant à l’aventure, sans but ni fermeté, sans espoir d’arriver jamais à un port de salut.

Ainsi progresse également la science religieuse : elle ne méprise aucune lumière, et ne dédaigne aucune certitude. Elle s’efforce résolument d’assurer le bien acquis, de le compléter, de le corroborer par des certitudes d’autres ordres, pour s’affermir de plus en plus dans la vérité et ne pas flotter, comme la “libre-pensée” des hérétiques, lesquels « tombent si justement dans le piège caché de l’ignorance, cherchant toujours la vérité, et ne la trouvant jamais » (saint Irénée, Haeres. V, 2 ; cf. 2 Tim. 3,7).

Le catholique ne peut pas agir comme s’il ne possédait pas la vérité chrétienne, parce que ce serait se contredire. Pour cette raison même, comme l’observe Moehler, « il est convaincu d’être véritablement libre dans ses recherches ; il n’a pas besoin de choisir entre la vérité et l’erreur : cette forme inférieure de la liberté de recherche est une étape déjà heureusement franchie. Il ne lui reste plus qu’à former son jugement sur l’erreur et à la condamner. L’hérétique, avec l’idée qu’il se fait de la liberté de recherche, doit reconnaître qu’il n’est pas encore libre, mais qu’il est, et qu’il doit toujours être, comme sur le point de parvenir à l’être ; parce qu’il ne fait rien que chercher la vérité chrétienne ; or seule la vérité, c’est-à-dire sa possession et non sa simple recherche, est de nature à nous apporter une liberté véritable » (L’unité dans l’Église, 1. c., p. 93).

Ainsi, toutes les causes qui font obstacle au bon exercice de cette liberté peuvent, de ce fait, devenir des germes d’erreur et de dissolution et être des occasions ou des facteurs d’hérésies et de schismes. La sainte Église catholique, en revanche, en faisant en sorte que nous nous dépouillions du vieil homme avec ses vices et ses concupiscences, affermit la liberté glorieuse des enfants de Dieu. En conservant la vérité divine inaltérée, elle nous pousse à vivre d’elle toujours plus pleinement, en « croissant toujours en grâce et en connaissance de notre Sauveur ».

J. G. Arintero, o.p.


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