Le concept de laïcité est ancien et s'exprime dès le Ve, mais s'il établissait dès lors la séparation des pouvoirs ecclésiastique et séculier, il impliquait surtout une hiérarchisation de ces pouvoirs pour mieux fonder le principe de la suprématie de l'autorité pontificale sur toute autre forme de pouvoir. La laïcité dans son acception moderne apparaîtra avec les réflexions des philosophes des lumières en Europe et des Pères Fondateurs en Amérique du nord ainsi qu'avec les révolutions françaises puisque le terme "Laïcité" est à l'origine un néologisme employé par Ferdinand Buisson, cofondateur et président de la Ligue des droits de l'homme, dans son Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire, et promu à travers les lois de Jules Ferry. Cette acception moderne n'instaure plus la subordination des pouvoirs à l’Église hégémonique mais reconnaît la sécularisation des institutions étatiques, reléguant les croyances diverses à la sphère privée. En outre, le principe de laïcité ne reconnaissant aucune religion d’État, fusse-t-elle négative (la laïcité, contrairement aux régimes communistes n'impose pas l'athéisme, comme le croient encore certains!), la liberté de croyance et de culte est garantie pour tous, et toutes les croyances sont égales entre elles. Ainsi, comme l'explique le sociologue Jean Baubérot, la laïcité permet de ne léser aucun citoyen puisque l’État séculier appartenant à tous, la liberté de conscience respecte autant les croyants que les irréligieux et l'égalité entre toutes les croyances protège les cultes minoritaires. La Laïcité est le garant de l'équité entre tous les citoyens indépendamment de toute forme d'appartenance cultuelle pouvant diviser les individus. Par son principe unificateur, indissociable des valeurs d'une république, elle représente un gage indéfectible de démocratie.
- Comment expliquer alors l’animosité dont font preuve les détracteurs de la laïcité au moment même où les Tunisiens s'engagent dans une lutte sans relâche pour remporter le défi démocratique ?
Il s’agit plutôt de comprendre les motivations du Tunisien lambda qui s’obstine à rejeter avec véhémence toute idée de laïcisation de la Tunisie bien qu’il réfute catégoriquement les aspirations des illuminés susmentionnés. Toute la subtilité de l’argumentaire finement élaboré qu’il nous oppose réside dans la distinction entre un état islamique et un état islamiste. En effet, les Tunisiens étant pour la grande majorité musulmans, l’État se doit d’être garant de la préservation de cette identité sacrée. Ce qui, à l’évidence, nécessite que nos institutions se parent des emblèmes rassurant de l’Islam. C’est symbolique voyez-vous, une question d’honneur! C’est de cette naïveté imbécile, somme toute touchante, propre à la médiocrité populacière, qu’émane la véritable menace pour l’avenir de la démocratie en Tunisie. Car la laïcité, comme expliqué précédemment, ne peut aucunement représenter un quelconque danger pour la foi des individus, encore moins leur culture ou leurs traditions, étant donné que l’État, neutre, garanti la liberté de culte à chacun, uniment. Pour quelle raison faudrait-il donc que l’islam trône publiquement au-dessus de toute autre forme de croyance ? L’assurance de pouvoir pratiquer son culte dans la paix ne serait-il plus suffisant ? Les Tunisiens étant justement pour la grande majorité musulmans, personne ne peut légitimement s’inquiéter d’une éventuelle perte d’identité qui serait noyée sous la prolifération d’une foultitude de pratiques obscures. D’où vient alors cette peur panique d’autoriser une poignée d’exceptions à bénéficier des mêmes droits que le plus grand nombre ? Les Tunisiens seraient-ils donc musulmans uniquement par la force des lois ? Suffirait-il que la législation les libère de cette abjecte contrainte religieuse pour qu’on voie bourgeonner l’athéisme et que la dépravation ronge leurs âmes déchues ? Ce serait, en effet, faire peu de cas de cette si glorieuse religion qu’ils prétendent protéger et défendre que de lui prédire une déchéance certaine alors même que les lois laïques la préservent.
Par ailleurs, désigner une religion d’État, c’est ouvrir une brèche dans le principe démocratique en imposant le culte de la pensée unique, stigmatisant d’emblée toute forme de divergence. Ainsi, même si du haut de son infinie noblesse, le Tunisien lambda promet mansuétude et miséricorde aux parias qui détonnent au milieu de l’uniformité requise, il n’en demeure pas moins que leur salut ne tient qu’à ses seules dispositions à leur égard. Quel crédit accorder alors à toute personne qui, tout en clamant une tolérance sans bornes, s’oppose à toute forme de diversité en exigeant des institutions iniques qui n’auraient que la légitimité d’une religion spécifique érigée en norme absolue pour asseoir leur pouvoir ? Et au nom de quoi une partie de la population, parce que honteusement minoritaire, abjurerait ses droits, s’en remettant à une masse confortée par un népotisme taillé à ses convenance.
Il semblerait donc que le débat sur la laïcité en Tunisie ne porte pas tant sur la préservation des droits de chacun que sur l’accaparement de privilèges au bénéfice d’une seule communauté autoproclamée. Des institutions neutres qui mettent sur un pied d’égalité tous les citoyens, indépendamment de toute forme d’appartenance et qui respectent également les choix de vie de chacun, c’est là où le bât blesse. Il ne s’agit pas pour les détracteurs de la laïcité de craindre une quelconque perte d’identité, car ce n’est pas se dépouiller de la sienne que d’accepter que d’autres expriment la leur, d’autant plus dans une société aussi désespérément homogène, mais plutôt d’imposer la suprématie de l’islam en s’assurant le soutien des lois pour tenir en joue les quelques brebis égarées qui auraient l’indécence de s’aventurer dans des chemins tortueux au grand jour.
Car d’une religion d’État à un État religieux il ne suffit que d’un glissement furtif si souvent opéré, avec les ravages que l’on connaît. Quelles limites imposer alors à quiconque, instrumentalisant la religiosité de nos institutions, se présenterait comme le défenseur du message sacré, confondant ses lois avec le verbe divin, et par extension, s’assimilant lui-même à sa source ? N’est-ce pas là une invitation criante à la tyrannie autocratique étouffant dans l’œuf toute forme de contre-pouvoir ?
Et que penser de ces citoyens qui, à peine affranchis du cercle vicieux du despotisme, et alors que la démocratie tunisienne n’en est qu’à ses balbutiements, s’empressent de chercher refuge dans un système sclérosé qui n’a que la démonstration de ses échecs accablants à faire miroiter à nos yeux ?
Tout cela au nom de l’étroitesse d’esprit.