On ne naît pas esclave on le devient

Publié le 07 janvier 2012 par Lilithmataziasim @PaNoAlMi
Les acquis de la femme tunisienne sont-ils menacés ? C’est là l’une des questions existentielles qui taraudent la vox populi en cette phase de transition fatidiquement décisive pour l'histoire de la Tunisie. Par-delà l'intérêt purement mercantile des médias à alimenter la peur des masses en furetant dans l'imaginaire collectif pour y puiser allègrement les poncifs les plus éculés sans véritablement chercher à faire évoluer le débat ni à éclairer les esprits, la problématique de la place des femmes dans la nouvelle Tunisie mérite que l’on s’y attarde un moment. La question qui se pose n’est cependant pas tant celle de la menace qui pèse sur ces acquis que de leur nature même. Car en effet, pourquoi est-ce qu’à l’heure de la reconstruction démocratique, quand l’intérêt de chacun devrait être l’établissement d’une société juste et égalitaire, on s’inquiète, non pas de l’obtention de nouveaux droits mais de la préservation de ce qui est déjà, prétendument, acquis ? Ce terme même de « menace » n’est-il pas l’aveu tacite que ces acquis sont quelque part putatifs ?
Il n’est nullement besoin d’être un fin observateur de la société tunisienne pour prendre toute la mesure du gouffre insondable qui sépare le modernisme de façade – mensonge publicitaire déployé à l’envi ventant l’exception tunisienne aux visiteurs saisonniers – de la plate réalité. Certes, la Tunisie n’est pas l’Arabie Saoudite, l’Iran ou l’Afghanistan, ni même l’Algérie, le Maroc ou l’Egypte, pourrait-on s’enorgueillir. Mais il n’y a là rien de véritablement réjouissant, ce n’est qu’une affaire d’apparences sous lesquelles cette réalité, tributaire d’une tradition autrement plus sordide, a tout le loisir de perdurer, dans le secret de l’alcôve, loin du regard inquisiteur d’un éventuel spectateur profane. Cette Tunisie qui aime tant à se définir comme le porte-drapeau de l’avant-gardisme arabo-musulman n’a en vérité rien à se faire envier par ses cousins primitifs. La femme y demeure cet animal domestique, confiné dans le carcan des convenances et qui n’a d’autres perspectives que la soumission au diktat phallocrate d’une société entièrement fondée sur le patriarcat. Et l’on peut dire que ces quelques droits inédits, vestiges d’une époque révolue, que nous sommes si prompts à exhiber, comme autant de boucliers aux vertus talismaniques, pour repousser d’emblée toute insinuation dépréciatrice à l’encontre du Statut Privilégié de la Femme Tunisienne, n’ont plus, aujourd’hui, d’avant-gardiste que l’écart qui les sépare des mœurs ambiantes. De fait, s’il y eut jamais une évolution de ce statut, elle ne fut que sur un plan formel, aucunement substantiel. Car au-delà des célébrations pompeuses et des discours fleuris ponctuels, le quotidien des Tunisiennes n’est guère glorieux.
Depuis leur plus jeune âge, les filles sont pétries par une éducation inique entre les sexes, leur transmettant une image dépréciée d’elles-mêmes. Leur environnement tout entier se ligue en une force commune mue par la nécessité pressante de contenir leur nature impie et de les maintenir dans la probité. Aux filles, on n’apprend pas le dépassement de soi, le goût du défi et le pouvoir de l’émancipation ; aux filles, on inculque le sens de l’interdit et la résignation face à la contrainte : « c’est inconvenant !», l’obsession du qu’en dira-t-on ; brimées, bridées ; et pour seuls mots d’ordre tutelle et soumission. Parce qu’une fille, ça ne décide pas de ses fréquentations, encore moins de ses activités ; parce qu’une fille, ça ne dispose pas de son temps, encore moins de son corps, la femme tunisienne n’aura atteint l’âge fatidique du mariage qu’en ayant pleinement assimilé l’idée de sa propre infériorité. Ainsi, celle qui, hormis quelques rares exceptions, n’échappera au domicile parental que pour intégrer la demeure conjugale, n’aura jamais véritablement eu la possibilité de faire l’expérience de la vie.
Etant cette créature déficiente, limitée, subordonnée, ne pouvant se suffire à elle-même, son unique raison d’être sera l’espérance qu’un acquéreur daigne lui faire l’honneur de la recueillir, et pour cela préservera religieusement sa chasteté. Car effectivement, la valeur de la femme tunisienne est encore jaugée à la qualité intacte de l'hymen quelle présentera en offrande lors de la nuit de noces. Et il n’est pas peu fréquent de voir des cérémonies se clore en rituels tribaux obscènes où de nombreux convives, attroupés à proximité de la couche nuptiale, attendent que leur soit livrée triomphalement la preuve vermeille d’une maculée consommation. Dès lors s’ouvre à elle la porte du bagne où son existence sera faite d’humiliations à répétition, de frustrations, le tout dans une implacable subordination. Satisfaire l’égoïsme infantile d’un mari paresseux, se plier aux volontés capricieuses d’une belle-famille envahissante, se mouler dans un modèle sociétal uniforme et creux, tout ce à quoi, en somme, son éducation l’aura formée et préparée.
Cette sorte de calvaire quotidien, apanage de son sexe, devient alors un exhausteur de féminité que la femme tunisienne sera la première à revendiquer. En dépit des disparités entre les différentes couches de la société, les femmes tunisiennes se rejoignent au moins sur ce point. Qu’elle soit une paysanne impécunieuse et illettrée ou une citadine nantie et cultivée, sa destinée demeure la même. Et les voilà donc, nos femmes du monde, éclairées et érudites, s’engageant docilement sur le même sentier battu que leurs aïeules. Par facilité, par lâcheté, ou par conviction, elles auront capitulé sans jamais chercher à bousculer l’ordre établi. Qu’il est sinistre de les entendre, ces jeunes filles modernes, ouvertes et libérées, rivalisant d’anecdotes avilissantes comme pour signifier sans équivoque aucune l’aboutissement de leurs aspirations ultimes : «اسمع انا راجلي  très égoïste راهو» «كان ترا ما نحكيلكش الفازة الّي عملتهالي حماتي لبارح» «اوووه والله حايرة ما عرفتش آش بش انطيّبلو ليوم انا كانك عليّة ما يقلّقنيش طرف سلاطة والّى حويجة خفيفة امّا قدّاش واحد يقعد يطيّب فالشّايح؟ ارجال يحبّوا الماكلة ما يرظالكش كل يوم شايح والّى ماكلة شارع» «والله في حالة بش نموت بالتعب مانروح ما نطيّبلو عشاه ما نهزلو نحطلو يتعشّة ما نلم حاسيلو نحس فروحي بش ندوخ ما فهمتش كفاش بش انّجّم نخدم ليوم» En bonnes prosélytes, elles ne manqueront pas non plus d’offrir, à leurs comparses profanes, et de fait dévorées par la jalousie, une maigre consolation faussement bienveillante, infusée d’une pique de fierté : «ادّلّل ادّلّل ما دامك صبيّة كيف تعرّس تفقد بارشة حاجات هاني وخيتك مجربة ونعرف»
La gloire d’un ramonage inaugural quasi public, l’illusion d’une souveraineté dument acquise, l’élévation de son statut au rang de Femme, autant de perspectives inespérées qui valent le sacrifice de sa dignité. Car en dehors de cet étendard de la réussite qu’est le mariage, la femme tunisienne ne vaut rien et sera condamnée à trainer jusque dans la tombe le poids d’une tare ignominieuse. La polémique sur la polygamie est d’ailleurs très révélatrice. D’un côté, les partisans de cette pratique s’inquiètent constamment du nombre de femmes restées vieilles filles, malheureuses victimes d’un destin cruel les privant de la tutelle gratifiante d’un mâle protecteur. Ou mieux encore, du nombre de femmes infécondes, et vivant donc sous la perpétuelle menace d’une répudiation car ne pouvant accomplir le devoir suprême d’assurer la descendance de leur possesseur. Bien évidemment on ne s’interrogera jamais sur le nombre d’hommes non mariés ou stériles, car voyez-vous, un homme se suffit à sa propre existence. De l’autre, les détracteurs de la polygamie leurs rétorquent qu’il est déjà bien assez difficile pour un homme de gérer une seule femme, alors quel drame cela serait s’il fallait en posséder quatre ! Force est de constater que sa civilisation apparente lui ayant fait perdre de sa poigne de fer, le Tunisien éclairé préfère renoncer à une partie de son dû.
Son sort scellé, la femme tunisienne s’attellera à être une ménagère méritante, mettant du cœur à l’ouvrage pour donner entière satisfaction à cette nouvelle famille qui condescend à l’accueillir ; incarnant consciencieusement cette figure de la mère nourricière, vénérable attribut de son sexe. Rivalités épouse – belle-mère oblige, elle devra redoubler d’efforts pour démontrer toute la force de son instinct maternel. Entretenir le foyer, mitonner son mari et lui tenir chaud au ventre, telles seront sa mission quotidienne et sa principale fonction. Ainsi, au détour des conversations anodines du quotidien, une femme qui avouerait ne faire que très rarement la cuisine se verra systématiquement demander «امّلا شنوّه ياكل راجلك مسكين ؟». Son propre besoin de nourriture est anodin, seule compte la satisfaction du maître et du devoir accompli. De même l’on rappellera immédiatement à l’ordre toute jeune fille réfractaire qui nourrirait une étincelle de rébellion « نكره غسيل الصّابون انا عمري ما نغسل لحوايج» – non mais pour qui se prend-elle ? «كيفاش بش تعمل امّالا كيف بش تعرّس ؟ تو كيف ياخذك راجل ينحّيلك ادلال». Son unique raison d’être étant de trouver preneur, la femme tunisienne est condamnée à passer le restant de ses jours à lui signifier sa gratitude à travers une servilité sans fin.
Comme tout le reste est secondaire, il n’est pas rare de voir des femmes exténuées sur leur lieu de travail, totalement inefficaces parce qu’obnubilées par les corvées qui les submergent. Car quand on a fait le choix de travailler, il faut l’assumer, et l’assumer, c’est s’acquitter d’abord de ses obligations, quitte à tomber de surmenage. Quoi de plus naturel alors que le monde du travail soit réservé aux hommes et que les femmes y soient secondaires ? Comment pourrait-on, dans la conjoncture actuelle des choses, légitimement s’indigner de toutes les formes d’inégalités et de discrimination contre les femmes au travail ? Sa véritable place étant au sein d’un foyer protecteur s’adonnant aux tâches qui lui sont naturelles, loin de la rudesse masculine de l’agora, ce sera toujours à la femme de sacrifier sa carrière au moindre contretemps : un enfant malade, les rendez-vous chez le pédiatre, une panne de nourrice, un mari promu et un déménagement à l’autre bout du pays. Les ambitions professionnelles les plus déterminées sont nourries par les hommes, le rôle de la femme c'est d’aider.
Aider c’est justement le terme qui revient quand on aborde la question du travail de la femme, une question qui ne se posera évidemment jamais pour un homme. Mêmes les plus farouches défenseurs de la cause féminine, considèrent qu’il serait inenvisageable pour une femme de ne pas travailler uniquement parce que dans une époque telle que la nôtre, la vie est devenue si chère que les ménages peinent déjà à s’en sortir au quotidien avec deux salaires. La femme tunisienne doit donc son statut avancé à une crise économique salvatrice puisqu’il semblerait que dans l’imaginaire collectif, le travail ne soit pas pour elle un droit mais une nécessité. Or dans une société de loisirs comme la nôtre, où la véritable nécessité n’est plus de satisfaire ses besoins de base mais de cultiver un accomplissement personnel gratifiant pour s’offrir le luxe de jouir de son temps libre, cet esclavage domestique et cette dépendance dans lesquelles la femme tunisienne est maintenue ne semblent alarmer personne. Malgré leur avant-gardisme inouï, l’idée d’un partage équitable des tâches ménagères est une offense inconcevable autant pour les Tunisiens que pour les Tunisiennes. Quelle idée saugrenue, en effet que de voir deux personnes qui vivent sous un même toit, quittent leur domicile et y retournent aux mêmes heures, partager des tâches qui leur profitent également !
Non la femme reste une femme et l’homme un homme et celui-ci ne peut s’abaisser de la sorte au nom d’un progressisme chimérique. Les besognes ingrates sont l’apanage de la femme, elles semblent même inscrites dans son code génétique, comprendre comme la faculté de produire des ovules. Et elles l’affirment à l’unisson, un homme accomplira toujours moins bien les tâches ménagères et la cuisine qu’une femme, toujours, immanquablement. Attardons-nous un instant sur cet argument scientifique acéré qui risque de signer l’arrêt de mort des plus grands chefs étoilés de la planète. Une femme fera toujours mieux la cuisine qu’un homme, cela voudrait-il dire qu’un être humain quelconque, indépendamment de son âge, de son sexe, de sa culture et de ses capacités personnelles, pourra toujours, invariablement, déterminer si un plat a été préparé par un mâle ou par une femelle par le simple fait d’y goûter ? Sachant que nous mangeons non pas uniquement par besoin mais surtout pour le plaisir au point de faire de la gastronomie un art tributaire de philosophies diverses, d’esthétiques inventives et de modes aléatoires, et que le goût en lui-même dépend non seulement de données physiologiques mais également civilisationnelles, culturelles et personnelles, cette trouvaille mérite sans conteste d’être immortalisée par un prix Nobel.
Et puis il y a aussi la force physique, et là encore, elles sont nombreuses à le souligner : il y a bien égalité entre les hommes et les femmes et elle se situe dans le fait que la femme se dévoue au service de l’homme en contrepartie de la force inouïe de celui-ci qui lui permet de «porter des choses lourdes et de se battre». Ces frêles créatures se réfugieraient donc quotidiennement dans leur modeste cuisine pour laisser libre cours au mâle de déployer sa force ? N’en déplaise à la propagande moderniste qui s'échine à promouvoir l’image d’une Tunisie évoluée, on ne peut que comprendre que les exploits musculaires priment dans cette société primitive qui a toujours fait du taillage de menhir une spécialité et une fierté nationales. Rappelons juste pour le principe que leur condition physique étant meilleure, les filles enregistrent un taux de mortalité infantile bien inférieur à celui des garçons et que les femmes jouissent d’une longévité bien supérieure à celle des hommes. Mais par-dessus tout, tâchons de ne pas oublier, puisqu’il semblerait que nous soyons retournés au crétacé, que si la loi de la nature avait été celle du plus fort, le monde serait peuplé de dinosaures.
Si la Tunisie est en émoi depuis la percée islamiste révélée par les élections, ce n'est pas parce que nous vivions dans un véritable eldorado féministe dont l'ascension islamiste entrainerait le déclin, mais plutôt parce qu'on se plaisait à ergoter sur l'idée que ce soit moins pire qu'ailleurs. Nous pouvions nous offrir le luxe de l'hypocrisie tant que l'équilibre précaire entre le simulacre organisé et la réalité dissimulée était maintenu par l'immobilisme réconfortant de la dictature. Mais maintenant que c'est au peuple d'être l'acteur de sa propre destinée, le véritable visage de la Tunisie se révèle. Cette Tunisie où légalement parlant la femme vaut la moitié d’un homme, où une mère ne peut en aucun cas transmettre son propre nom à sa progéniture, où un enfant pour voyager à besoin de l’autorisation de son père exclusivement, où un violeur pour échapper à la prison se voit offrir la possibilité d’épouser sa victime. Les menaces qui pèsent sur ces prétendus acquis sont dérisoires en comparaison du chemin à faire pour que le statut de la femme tunisienne soit réévalué. Mais bien qu’il soit tout à fait louable d’embrasser les grandes causes et de porter le glaive contre l’injustice avouée de nos lois misogynes, on ne peut qu’être sceptique sur ce noble combat si en pratique, au quotidien, dans les rapports les plus banals entre les individus, les femmes mettent un point d’honneur à bafouer leurs propres droits. Car si même dans les milieux les plus privilégiés, où l’on se pique d’élitisme, elles se complaisent tant dans ce schéma archaïque, quels changements sommes nous en droit d'attendre de la masse populacière ?