Magazine Journal intime

Comment imaginer ?

Publié le 24 juillet 2012 par Mirabelle

Mon cher Victor,


Elle est arrivée à 18 h 02, le dimanche 8 avril, elle qui devait naître autour du 16 mai. Je lui avais dit, en caressant mon ventre pendant la grossesse : "Surtout, ne sois jamais comme les autres...". Elle m'avait écoutée... Ce que j'ai vu d'elle, quand elle a vu le jour, c'est son dos, un peu velu, son cou, l'angiome à la base de sa nuque, les cheveux humides sur son crâne. Ce que j'ai senti, c'est cette vague, c'est sa chaleur, cette chaleur que j'aurais voulu étreindre, renifler. Ils l'ont emmenée tout de suite. Je n'ai pas vu son visage. J'ai cru qu'elle avait le cordon autour du cou, il était là certes, mais pas serré, j'ai pourtant paniqué, c'est fou comme on a tout de suite peur, cette peur animale, cet instinct de protection. Ils l'ont emmenée tout de suite, après que son père ait coupé le cordon, c'est passé si vite, quelques secondes, un éclair. Je ne l'ai pas touchée. Pas tenue contre moi. Ils l'ont emmenée, j'ai prié pour qu'elle respire, elle ne l'a pas fait immédiatement, j'ai perçu un léger râle quand ils l'ont emportée derrière la porte battante. J'ai poussé un grand soupir de soulagement, tremblante de larmes, de fatigue, de peur, une peur qui masquait tout, submergeait tout, même la toute petite étincelle de joie.

Quasiment quatre mois après, j'ai toujours envie de pleurer devant les documentaires sur les accouchements, notamment face aux images où le personnel médical pose le bébé sur le ventre de la maman, où ils se regardent, se découvrent, blottis l'un contre l'autre, où la maman touche son enfant, l'embrasse, se fond en lui, sanglote de bonheur, ce moment magique, la légende de la maternité. Nous avons pleuré, nous aussi, pleuré de bonheur, quand on est venu nous annoncer que "tout allait bien", je vois encore le visage plein de larmes de Chéri qui broie ma main dans la sienne, il me dit qu'il m'aime, qu'il m'admire, que j'ai été forte, exceptionnelle, il me broie la main, nous sommes seuls, la terre entière nous a quittés, nous sommes parents. Ensuite, l'immense couveuse qu'on nous a apportée, A. minuscule dedans, si petite, si maigre, deux kilogrammes à peine, elle a des fils autour des chevilles, de toutes les couleurs, une vitre nous sépare, elle dort, un bonnet mille fois trop grand sur la tête. Tout est si petit, si petit. Miniature, encore plus miniature que les bébés à terme que je prenais déjà pour miniatures. Je ne sais pas si A. est belle, je n'en sais rien du tout, je sais juste que c'est elle, que je la vois enfin, je ne pense pas à l'après, cet après que je n'imagine pas, que je ne peux pas imaginer, comment l'aurais-je pu, c'est inconcevable, un jour on fait un test de grossesse, on rêve à ce jour miraculeux où l'on bercera Bébé contre soi, les fleurs des visiteurs à la maternité, le jeu des ressemblances, le retour à la maison quatre jours plus tard, comme toutes les mamans, comme n'importe quelle autre maman.

Non, vraiment, comment aurais-ju pu imaginer ce que c'est qu'un bébé d'un kilo neuf cent grammes, la peau sur les os, qui hurle, qui hurle, qui n'était pas prêt, tout comme moi sa maman, comment aurais-je pu imaginer un bébé avec un tuyau dans le nez, dans la bouche, un bébé branché de partout qui m'inspire la peur, la terreur, et non le débordement d'amour, d'émerveillement que je m'étais mis en tête ? Elle a été catapultée dans un monde qui n'était pas le sien, on lui a forcé la main, on l'a obligée à venir, c'était trop tôt, elle le hurle, c'est très tôt, elle a hurlé sa terreur, n'a fait que ça, pendant des jours, s'arrachait les joues, les yeux, elle ne reconnaissait rien, ça ne correspondait pas, sortez-moi de là, A. c'était moi, moi c'était elle, j'étais terrorisée, elle était terrorisée, rien ne correspondait je te dis, rien.


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