En 1914, avec la parution de Raison d’être de C.F. Ramuz, les Cahiers vaudois réinventent la littérature romande.
Le début du XXe siècle est marqué, en Suisse romande, par une formidable éclosion de talents littéraires et artistiques qui formeront, pour quelques années, une équipe sans pareille réunie par un projet commun que Georges Duplain, savoureux historien de l’aventure, appelle Le gai combat des Cahiers vaudois.
Dès 1914, Les Cahiers vaudois ont rassemblé des écrivains de moins de quarante ans dont les noms sont aujourd’hui reconnus: Ramuz, Charles-Albert Cingria, Edmond Gilliard, Paul Budry, René Morax, Gustave Roud, Pierre Girard, notamment. Les peintres René Auberjonois, Géa Aubsourg et Henry Bischoff, et les musiciens Ernest Ansermet et Igor Strawinsky, s’ associèrent à cette entreprises commune dont la réalisation de l’Histoire du soldat fera date mondiale. Au total, une quarantaine de cahiers, alternant livraisons collectives et ouvrage personnels, paraîtront entre 1914 et 1918
La légende veut que l’idée des Cahiers vaudois ait été lancée devant la cheminée du maître d’arithmétique Ernest Ansermet, peut-être par Marguerite son épouse-égérie, ou par un prof à l’école de commerce, auteur notable à venir, du nom de Paul Budry ? Or celui-ci caressait le projet depuis quelques années déjà. En 1912, Ramuz lui écrivait en effet de son exil parisien : ««Je voudrais (…) que vous appeliez vos cahiers: Cahiers vaudois. Il faut insister là-dessus, (…) que c’est du canton de Vaud seul qu’il peut sortir chez nous quelque chose et que c’est cette terre-là seule qui donnera un jour des fruits (…) Il faut que ce soit contre-universitaire, contre-intellectuel, c’est-à-dire vivant. De l’imprévu, de la verve, du plaisir, du tempérament. Tout est là».
Des années plus tard, Paul Budry jouera la désinvolture. « On ne savait absolument pas ce qu’on allait faire », prétendra-t-il, et son compère Edmond Gilliard abondera en évoquant une « partie de plaisir ». Or le premier des Cahiers, tout entier consacré à l’essai-manifeste fondateur intitulé Raison d’être, ne reflète en rien ce prétendu dilettantisme. Rompant certes avec la grisaille littéraire romande, Ramuz incarne le sérieux de la littérature comme personne. Budry et Gilliard ont déjà reconnu un grand écrivain enl’auteur d’Aline, de Jean-Luc persécuté oude Vie de Samuel Belet, merveilles encore inaperçues sauf de quelques-uns. En outre, à la veille de la Grande Guerre, Ramuz prépare son retour au pays avec cette idée qu’une littérature autonome et originale y est possible, dégagée des carcans de la morale et défiant le régionalisme autant que le chauvinisme national. Et puis Ramuz a d’autres amis que les trentenaires vaudois. Dès le début du siècle, à la caserne de Lausanne, une école de sous-officiers l’a fait rencontrer un artiste et un esprit d’exception en la personne d’Alexandre Cingria, peintre et futur verrier flamboyant. La rencontre des petits caporaux s’enrichira bientôt à l’apparition de l’extravagant non moins que génial Charles-Albert, frère cadet d’Alexandre, pour former le début d’un cercle amical artistico-littéraire impatient de« faire quelques chose ». Deux revues genevoises éphémères, Les pénates d’argile et La voile latine, concrétiseront ce vœu pour buter sur de fortes dissensions idéologiques entre « helvétistes » et « latinistes ». Un pugilat légendaire opposant Gonzague de Reynold et Charles-Albert Cingria servira de leçon aux compères des Cahiers vaudois. La correspondance échangée par Paul Budry et Ramuz permet ainsi de voir comment le premier, désigné maître d’œuvre par le second, a fini par déjouer les réticences, et autres bisbilles, pour faire cohabiter les Cingria maurassiens et le rebelle Edmond Gilliard, Henri Roorda l’humoriste anarchisant et l’esthète aristoAuberjonois.
Avec le recul d’un siècle, la restriction ramuzienne au «canton de Vaud seul» peut laisser songeur, et l’on verra Romain Rolland déplorer les partis pris anti-genevois ou anti-alémaniques des compères alors que l’Europe bascule dans le chaos. Mais Ramuz prétend bel et bien toucher l’universel par l’affirmation du particulier. À la fin de Raison d’être, contre toute « littérature nationale », il appelle ainsi de ses vœux « un livre, un chapitre, une simple phrase qui n’aient pu être écrits qu’ici »…
S’ils ne furent guère avant-gardistes en cette époque marquée par Joyce et le mouvement Dada, entre autres mouvement modernistes, les Cahiers vaudois contrastent pourtant fortement avec les revues romandes de ces années, de la conventionnelle Bibliothèque universelle à la grise Semaine littéraire. Sainte-Beuve, de passage à Lausanne, regrettait que l’écrivain romand ne fût pas plus artiste. Or telle est peut-être la rupture la plus nette que concrétisent les Cahiers vaudois, qui battent en brèche la tradition compassée des pasteurs et des professeurs, au bénéfice d’une littérature de chair et de sang et d’un art vivant.
Georges Duplain. Le Gai combat des Cahiers vaudois. Editions 24Heures, 1985, 269p.