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Ombres et crépuscules…

Publié le 30 juillet 2012 par Ivanoff @ivanoff

C'est en vous apercevant sur votre terrasse, jeunes gens, que cruellement toutes ces années ont pesé plus lourd...

Je ne sais si par hasard votre regard saisira ma silhouette un peu plus haut à ma fenêtre... La nuit est tombée depuis un moment déjà, mais le ciel d'été rend la pénombre plus douce. Je ne sais plus très bien depuis combien de temps je suis debout, le sommeil ce soir ne veut pas de moi, pourtant le murmure des balcons est ma berceuse presque chaque soir à l'heure de vos diners. L'hiver plus sombre et glacial tient mes volets fermés et mes rideaux tirés.

La douceur des soirées estivales me sont depuis longtemps devenues étrangères. Ici les repas sont servis de bonne heure, comme dans les hôpitaux, d'ailleurs, cette maison y ressemble comme deux gouttes d'eau ! Les journées sont longues pour les aides-soignants alors, que voulez-vous, ils sont tous impatients de passer le relais au personnel de nuit dès que nous sommes couchés... Mais pour nous, enfin, pour ceux d'entre-nous que la mémoire n'a pas quitté, nos jours et nos nuits ont des allures d'éternité...

Je vous observe, je sais, je ne suis pas discrète... Jusque dans nos chambres les néons nous inondent d'une lumière blafarde, je regrette tant mes abats-jours de velours et mes lampes tamisées... Mes enfants ont disposé deux ou trois bibelots sur une étagère, j'ai quelques photos dans un pêle-mêle, rien de bien encombrant, ma chambre trop bien rangée est d'une tristesse infinie... Même l'orchidée qu'ils m'avaient offerte rend doucement l'âme, tiens, elle aussi je l'envie de pouvoir renoncer à son heure, tandis que je n'ai même plus ce choix là...

Ne soyez pas agacés, grâce à vous me voici replongée dans mes jeunes années, au temps béni où rien ne m'était interdit... Marcher autant qu'on veut, agir à l'envi, à l'heure qu'on a choisi, inviter des amis, cuisiner ce qui nous met en appétit, regarder la télévision, écouter la radio, monter le son, être fatiguée d'une journée de travail et s'affaler dans un canapé... Si vous pouviez seulement réaliser à quel point c'est une chance d'avoir cette liberté ! Mais je comprends, comme vous à cette époque, cette richesse ne me semblait qu'un dû, et surtout je n'imaginais pas qu'un jour je serai cette vieille femme derrière sa fenêtre, hypnotisée par la gaité d'une terrasse pleine de jeunesse, juste fatiguée de n'avoir pas pu trouver de quoi combler sa journée... Faire trois pas est devenu plus épuisant qu'un marathon, un règlement intérieur brime mon quotidien, les menus de mes repas sont affichés dans un grand réfectoire où les chaises sont pour la plupart roulantes, la télévision est programmée pour s'arrêter à des heures décentes... Ce soir plus encore que d'habitude je ne suis plus qu'une douleur désenchantée...

Vous riez ! Quel bonheur que tous ces éclats de rire ! Ici tout est aseptisé, crépusculaire... Je voudrais du fourbi, du bruit, j'ai soif de remue-ménage ! On nous organise des après-midi récréatifs... Je ne me ferai jamais à ces activités qu'on nous propose comme à des enfants inoccupés. Je n'aime pas leurs conteurs naïfs, leurs chanteurs de pacotille, leurs découpages et leurs modelages en papier mâché, moi, j'étais juriste, alors vous savez, leurs animations de patronage...  Je déteste toute cette compassion, ce ton puéril que tous ces gens adoptent pour me parler, je suis vieille, si vous voulez... Mais je ne suis pas encore simple d'esprit !

Tiens quelqu'un s'est retourné et à son tour me regarde... D'ici je ne distingue pas vos yeux, Madame, mais j'ai l'impression que vous m'avez devinée, peut-être même m'avez-vous entendu songer ?... Je sens que vous ne m'êtes pas hostile... Je crois même vous percevoir triste vous aussi. C'est un peu de votre avenir qui se révèle à travers moi... Il ne faut pas y penser Madame, profitez de ce moment qui vous est encore autorisé, viendra bien assez vite le temps de devenir comme moi, une ombre à contre-jour, une brume de crépuscule...

A cette inconnue, prisonnière de sa vieillesse, Lyon, 28 Juillet 2012, parce que "L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient" de Charles BAUDELAIRE dans "Le crépuscule du matin".


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