Max | Les marsouins

Publié le 05 août 2012 par Aragon

Il était mal en point, tout le monde était mal en point à Tastet-Girard, enfin, tous ceux que je voyais, avec lesquels je passais régulièrement un moment en ces années-là. Toujours assis sur un fauteuil de sa chambre, sa famille souvent présente faisait le trajet Arcachon-Bordeaux plusieurs fois par semaine. Sa femme, qui lui caressait le bras, le visage, l'embrassait si souvent, lui essuyait à moments, doucement, ses lèvres qui bavaient. Je ne sais plus quel âge il avait, une petite cinquantaine peut-être ? Son regard n'était pas éteint, je ne peux pas écrire ça, son regard n'était pas avec nous, voilà. Ailleurs, dans un ailleurs qui nous échappait. Accident sévère des mois auparavant.

Pourtant y'avait la parole indispensable, presque barque de Charon, mais qui tenait encore le flot lugubre. Y'avait une question que ses proches posaient et reposaient comme vague sur plage : "Retourner à Arcachon ?" Y'avait des mots, surtout des mots, fallait leur apporter à chaque visite des brassées de mots. Y'avait "Bassin", y'avait "Bateau", son bateau. Alors il ouvrait la bouche, essayait d'articuler à grand peine, s'y reprenait, y parvenait. Son visage transformé éclairait les siens, m'éclairait aussi, il nous regardait alors l'instant d'un mot, de son mot prononcé : "Marsouin". Puis il replongeait de l'autre côté.

Il se souvenait particulièrement des marsouins qui suivaient son bateau m'expliquait sa femme. Il se souvenait des jours, des mois, des années, du temps passé sur le Bassin à naviguer avec les grands marsouins qui franchissaient régulièrement les passes, allaient musarder jusqu'aux portes d'Audenge et d'Andernos, viraient au Cap-Ferret avant de repartir en Atlantique, accompagnaient joyeux les hommes en bateaux, plaisanciers, pêcheurs, parfois ostréiculteurs. Ceux de la mer se mélangent tous, sans distinction d'appartenance au grand règne animal. Mammifères humains, mammifères marins : Grand large. Le grand large est le dénominateur commun.

 Je pense à cet homme ce soir, je pense à d'autres pensionnaires de Tastet-Girard, ce jeune homme aussi, la chambre d'à-côté. Jeune, très beau, médecin, victime d'un irrémédiable accident de plongée. Dans un ailleurs lui aussi. Les dauphins, les marsouins, la mer, accompagnent les hommes de mer au-delà d'eux-mêmes, même quand il est trop tard.

Je t'offre ton bateau ce soir, je vous offre à tous deux les bateaux du Bassin. Où êtes-vous à présent ? Au-delà d'Arguin ? En haute mer ?