Avant les touristes
1993. Le Kazakhstan. Il y a quelques années à peine, le pays a cessé d’être soviétique. J’ai un visa touristique mais je ne suis pas une touriste : je rejoins un ami qui fait des affaires là-bas et je dois terminer mon mémoire de DEA : je ne suis donc pas en vacances. Nous sommes en décembre. La ville et la nature environnantes sont recouvertes de neige. Rien n’est prévu pour accueillir des étrangers. Les seuls visiteurs sont des kazakhes de province venus faire du ski. Je me demande comment on appelait ça sous les Soviétiques, quel équivalent en français ? Sûrement pas des touristes. Des camarades au repos ? Des travailleurs en déplacement récréatif ? A quelques kilomètres dans les montagnes, il y a une station, à la mode soviétique. Un seul remonte-pente qui grince et encore aucun souvenir à acheter. Les seuls occidentaux qu’on y croise sont en week-end. Ce sont des professionnels qui travaillent au nouveau visage de l’ex-URSS : des gens de l’ambassade de France et des employés de chez Bouygues venus construire des bâtiments et un palais. Les boîtes de nuit flambant neuves sont fréquentées par la jeunesse dorée du pays : les enfants de l’ex-nomenklatura devenue oligarque. Des clubs rose fluo diffusent la musique de nos années 80. Les filles sont trop maquillées, les garçons très agressifs. On se croirait dans les premières minutes d’un film pornographique. Dans les rues désertes, les magasins soviétiques sont à l’abandon, poussiéreux, comme fossilisés, pas encore muséifiés, entre deux ères. Les saunas sont si chauds qu’ils pourraient nous tuer. Le caviar vaut seulement 1 $ la boîte. Le soir du réveillon, nous sommes tous conviés, avec les gens de l’ambassade, dans un immense bâtiment Bouygues pour célébrer la nouvelle année. Il y a des ingénieurs, des techniciens, des employées de l’ambassade, quelques épouses Bouygues. « Il faut toujours avoir une ou deux bouteilles de vodka dans la voiture au cas où, me dit un ingénieur, un verre de vin à la main. Si t’as un problème avec un Russe, file lui une bouteille et tu t’en fais un ami», ajoute-t-il d’un air suffisant. Il regarde un moment dans le vague et une lueur éclaire son regard : « On est les premiers, vous vous rendez compte ? Les premiers !».
Sandra Labastie