Des vasques lustrales de la Maggia et du souvenir de Patricia Highsmith. De Verscio et du Teatro Dimitri. Retour à la Piazza Grande. Du riche héritier qui se plaint de son triste sort.
Au bord de la Maggia et sur la Piazza Grande de Locarno, ce mardi 12 juin. – Il est peu d’endroits en ce pays qui conjuguent, comme dans les vasques de calcaire de la Maggia, cette sensation de fraîcheur lustrale qui est du nord et cette langueur annonçant dès les beaux jours une sorte d’Eden polynésien. Dès notre enfance le Tessin a d’ailleurs représenté cela pour nous : Tahiti au sud des Alpes…
En passant à la hauteur de Verscio, où vit le clown et humaniste Dimitri, fils lui-même d’artistes liés au passé mythique du Monte Verità, et dont l’école et le théâtre, sis dans une grande et belle maison de pierre réaperçue au passage, a vu se former des volées de jeunes acrobates, danseuses de corde, jongleurs et autres mimes, je n’ai pas manqué de me rappeler une première visite à cet homme simple et généreux dont la poésie candide n’exclut pas la profondeur – et je ne m’étonne pas alors de sa dernière incursion, la semaine passée encore, dans l’univers de Beckett. Mais j’y reviendrai, car il est actuellement au vert, alors que s’annonce la station facultative de Ponte Brolla, et juste en dessous, que j’avais découvert lors d’une autre visite à Patricia Highsmith : ces fameuses vasques de la Maggia où s’égaille cet après-midi toute une humanité juvénile. De fait, les vieillards eux-mêmes ont l’air d’adolescents dans la Maggia à l’eau aussi limpide que glaciale, qui retend la peau et ravive l'éclat des regards. Pourtant ce sont surtout des teenagers qu’on trouve en ces lieux, dont une bande très allègre de quinze-seize ans qui me sourit collectivement après m’avoir proposé de la photographier, et m’invite ensuite à goûter à son goûter de cervelas cuits au feu de bois accompagnés de Coca Zéro.
Le sujet de conversation, mené en tessinois frotté d’essais de français scolaire, est le récent concert de Justin Timberlake au Hallenstadion de Zurich, auquel trois filles et deux garçons de la squadra ont eu la chance d’assister. Or deux clans s’affrontent nettement, entres les filles qui ont juste raffolé des déhanchements de Justin, et les garçons qui ne l’ont pas trouvé si cool. Quant à moi je m’avoue incapable de prendre parti dans le débat, et d’ailleurs aucun de ces ados ne saurait prendre au sérieux l’avis d’un vieux lézard de mon acabit…
D’ailleurs j’ai résolu d’explorer l’amont des gorges de la Maggia, tout en me remémorant ma visite à Patricia Highsmith, dans sa petite maison de pierre d’Aurigeno, il y a de ça près de vingt ans.
Bien plus difficile à apprivoiser qu’une bande d’adolescents, la romancière m’avait fait lanterner près d’une heure derrière sa porte, me punissant ainsi d’un léger retard, avant de m’introduire dans son antre avec un mélange d’amabilité revêche et d’attention sourcilleuse. Que lui voulait ce raseur ? Allait-il se montrer aussi piètre que l’équipe de télévision suédoise de la semaine précédente l’exténuant de questions imbéciles ? Ne serait-ce pas un mufle voyeur de plus ? Ah mais, on lui offrait des dessins d’enfants et un jeu de tarot à motifs de bois gravé ! Eh mais, on avait l’air de comprendre un peu ses livres ! Oh mais on était un vrai connaisseur de Simenon ! Ainsi s’était établie une conversation à peu près cordiale, qui s’était achevée par un interrogatoire serré sur Simenon dont la chère Patty avait régurgité la substance dans une double page du journal Libération, quelque temps plus tard. Au demeurant, me reste le souvenir d’une personne fragile, contrastant absolument avec la noirceur absolue des nouvelles qu’elle venait de publier sous le titre de Catastrophes, et qui acheva de me sidérer en m’apprenant quie non : qu’elle n’avait pas la télévision chez elle, tant la vision du sang lui était insupportable…
Le soir à Locarno, sur la Piazza Grande dont les terrasses sont massivement investies par les retraités de la partie germanique de l’hémisphère nord, je fais une autre rencontre, à vrai dire éprouvante, puisque le personnage qui m’interpelle, à la table jouxtant la mienne, est bonnement l’incarnation du désenchantement existentiel. Ce Monsieur N., dernier représentant d’une dynastie de restaurateurs austro-alémaniques, et qui eût aimé s’épanouir dans une carrière de pianiste, mais que sa mère a contraint de diriger l’établissement familial de Locarno, n’en peut plus d’être riche tout en se voyant considéré par ses clients comme un larbin. D’ailleurs le client n’est plus ce qu’il était, ni la Suisse non plus ni même l’Autriche. En dépit de sa francophilie et du mince espoir qu’il met en le nouveau président Sarkozy, Monsieur N. n’en finit pas de fulminer contre l’inculture des touristes à Locarno et, plus généralement, contre les Locarnais incultes et l’inculte démocratie dans son ensemble, en Autriche autant qu’en Suisse. Comme je prends, trop mollement à vrai dire, la défense de la démocratie et de la culture, à Locarno et ailleurs, je me vois regardé comme un misérable, peut-être même un socialiste, au moins un de ces décadents qui s’agglomèrent sur cette inculte Piazza Grande au moment du Festival du film, lequel n’intéresse même pas les Locarnais incultes et ses clients adeptes du seul karaoké.
Je voudrais plaindre ce pauvre Monsieur N. dont la mère irascible refuse d’accueillir son épouse slovène et qui lui parle, à cinquante ans, comme à un mauvais sujet à peine pubère; j’aimerais compatir à son infortune tellement plus infortunée que celle des enfants du Darfour, mais cela même m’est refusé : je ne saurais comprendre, d’ailleurs on s’excuse de s’être exhibé pareillement devant un étranger, tout à l’heure on va rejoindre ses clients et c’est qu’il s’agit de faire bonne figure, on a toujours tenu son rang dans sa famille et une mère reste une mère, mais non, bien sûr que non, vous ne pouvez pas comprendre… (A suivre)