De retour de San Francisco, j'éprouve à l'égard de cette ville singulière des sentiments contrastés.
D'un côté, toujours, cette attraction sans violence, mais difficilement résistible, pour ce que Julien Gracq aurait appelé un paysage-histoire, un paysage qui ne s'achève pour l'oeil, ne s'individualise, qu'en fonction de l'histoire qui l'a singularisé : l'histoire de multiples avancées. San Francisco est physiquement en pointe dans sa position avancée entre l'Atlantique à l'Ouest et sa Baie éponyme à l'Est ; en pointe aussi dans l'invention de modus vivendi autorisant des rapports sociaux plus libres qu'ailleurs, comme si la ville redevenait ce port d'émigrants qu'elle était faite pour être, mélangeant en son sein de multiples populations - Européens, Irlandais surtout, Latino-Américains, Chinois... - qui ont trouvé dans cette destination leur destin. San Francisco, en ces matinées de juillet-août, dont les hauteurs se masquent dans les brouillards qui cachent aussi, ou laissent à peine deviner, la silhouette familière du Golden Gate, qui semble décidément jeter un pont audacieux vers une autre rive à peine entrevue, comme vers un futur qui saura se faire inventer... San Francisco à tous vents, une ville éventée d'avenir.
Mais San Francisco, au carrefour de la géographie, de l'histoire et de la poésie, c'est aussi l'image d'une société qui nous révèle jusqu'à l'excès quelque chose de notre propre civilisation - un certain malaise dans la civilisation qui a perdu le contact vital avec la nature, le naturel, et se trouve comme livrée sans garde-fou à la démesure ; cette démesure rendue physiquement visible par toutes ces personnes plus qu'obèses croisées dans la rue, on voudrait dire anormalement énormes, mais la difformité ici n'entre pas dans l'anormalité. Plus personne - ou presque - ne sait ce qu'est un produit naturel, un produit du jardin, un produit de saison. L'initiative d'Alice Waters, qui a ouvert à Berkeley un restaurant où les plats servis sont composés de produits de saison uniquement, fait ici figure de "révolution" [et fait des émules : c'est sous son emprise que Michelle Obama a imposé un potager bio au milieu des pelouses de la Maison-Blanche, et que des marchés fermiers commencent à se développer dans le pays]. La malbouffe va de pair avec l'excès de consommation. Les placards, les frigidaires aux dimensions monumentales sont pleins à craquer.
Cette civilisation [celle-là, à l'extrême, mais la nôtre aussi] est celle du trop-plein ; elle semble avoir confondu besoin et désir. Le manque, c'est la soif ; la soif, ce n'est pas le désir. La satiété satisfait le besoin [boire jusqu'à plus soif] pas le désir, qui est d'un autre ordre. Si le désir est l'essence même de l'homme [Spinoza] il s'inscrit, lui, en creux. Henry-D. Thoreau disait déjà dans les années 1850, observant ses concitoyens de Concord : "Lorsqu'il a obtenu toutes les choses nécessaires à la vie [Thoreau explicitait : la Nourriture, l'Abri, le Vêtement, le Combustible], plutôt que de convoiter le superflu, l'homme peut faire un autre choix ; et c'est de s'aventurer maintenant dans la vie [...]" [Walden].
Le bonheur, comme l'être, ce n'est pas un état - encore moins un état permanent d'avoir, de trop-plein, de rassasié ; c'est un acte ["s'aventurer maintenant dans la vie"] et sans doute oser s'aventurer sans arroi, cultiver un certain désarroi : c'est-à-dire avancer dans la vie dépourvu, débarrassé de tout surplus. [Jadis les grands de ce monde sortaient de leur palais en grand "arroi" : carrosses, chevaux, étendards, parades de toutes sortes... Le mot désarroi vient de là]...
De retour de San Francisco on subit le décalage horaire ; on éprouve aussi un certain décalage de point de vue, comme il en serait de veilleurs qui changeraient de poste d'observation, et apprécieraient la situation sous un autre angle, complémentaire, donnant à voir en même temps, comme dans une peinture de Picasso, plusieurs faces de la même représentation.
Lu à SF sur une plaque de consultant :
"Strategies for living a rich life"
De quoi s'agit-il ? De richesse sonnante et trébuchante, ou de richesse intérieure ?