Je parle peu de moi ici. Le fait est que je suis quelqu’un de très ordinaire d’un point de vue général, et que les petits détails qui me rendent unique sont soit trop intimes, soit trop insignifiants pour être partagés. Si mon profil est trop général pour être intéressant, ou trop personnel pour être balancé sur le web à ceux qui, d’une connexion à l’autre, ont bien dû finir par déchiffrer ma véritable identité, pourquoi m’exposer ici ? Je me limite donc, le plus souvent, sur ces pages, à des considérations générales sur l’actualité, la pop culture et les différents mécanismes médiatiques people. Avec plus ou moins de bonheur, j’en conviens, mais si les posts les plus pourris peuvent te convaincre de venir
Mais aujourd’hui, j’ai envie de parler d’une histoire personnelle. Rien de bien original, en fait, mais j’y ai un peu pensé au cours de la semaine écoulée.
Mon père est issu d’une fratrie de quatre enfants. Il a deux frères et une sœur. Je n’ai évidemment pas connu leur enfance, mais tout porte à croire que des névroses et rivalités sont nées entre eux à cette époque. Comme dans la plupart des fratries, j’imagine. J’ai passé mon enfance à côtoyer, plus ou moins régulièrement, mes oncles et ma tante, ne comprenant pas vraiment toutes les subtilités de la relation qui unissait chacun d’eux à mon père. L’aîné m’intimidait, il avait une grosse voix et la réputation de pouvoir se mettre facilement à cogner s’il était contrarié. Le deuxième m’inspirait plutôt une respectueuse distance, il avait ce côté guindé et pincé, donnant, comme mon grand-père, comme mon père et un peu comme moi aussi, l’impression de ne jamais élever la voix ni s’énerver. Impression généralement trompeuse mais qui fera toujours de nous des gens un peu intimidants, y compris pour les privilégiés qui, les pauvres, nous voient sortir du calme apparemment olympien que nous arborons en public. Quand va-t-il m’exploser au visage, celui-là ? Jamais, si tu es sage.
Ma tante étant la plus jeune, la plus cool et la moins mariée du lot, elle a longtemps représenté à mes yeux le versant marrant de cette famille d’agriculteurs un peu vieille France. Le fait est qu'elle ne va pas forcément mieux que les autres sous ses apparences souriantes, mais je lui conserve une bienveillante chaleur.
Il y a huit ans, lorsque mon grand-père est mort, la fratrie a explosé. L’héritage, les rancœurs accumulées au fil des ans, les souvenirs d’enfance, tout a ressurgi et s’est transformé en une gigantesque shit storm. La grand-mère a cru temporiser en tentant de satisfaire tout le monde sans réussir à faire plaisir à personne, les belles-filles ont donné leur avis (ce qui n'est jamais une bonne idée), et ça a chié dans le ventilo comme disait l'autre. Depuis, de blocages administratifs en actes notariés patiemment négociés, tout le monde est en procès et plus personne ne se parle. Les Noël en famille, c’est fini (ça avait de toute façon plus ou moins cessé avant tout ça), et je ne te parle même pas des fêtes plus anecdotiques du calendrier familial. Pour des gens qui portent le même nom et habitent dans le même village, je te raconte pas l’ambiance pour ceux qui, contrairement à moi, ne se sont pas barrés de là à la première occasion.
Ce week-end, mon oncle, le frère aîné de mon père, a marié son fils. Mes parents n’étaient pas invités. Mon frère et moi non plus. Mon oncle, ma tante et mon cousin nous ont donc adressé un message assez clair sur l’état des relations familiales à ce jour. La dernière fois que je les ai vus de manière officielle, c’étaient à des obsèques il y a cinq ans. La dernière fois que je les ai vus de manière officieuse, c’était il y a deux ans, à un mariage d’une copine de lycée, elle aussi issue du milieu agricole, où ils m’ont brièvement toisé à distance en m’apercevant dans l’église, avant de soigneusement m’éviter pendant tout le reste du mariage.
Je ne crois pas que je serais allé à ce mariage si j’avais été invité. Je ne me suis jamais officiellement disputé avec mes oncles ou mes cousins, mais nous savons tous ce qu’il en est : chacun a adopté le point de vue de ses parents concernant les histoires de succession et de logique comptable, et assez rapidement après le décès de mon grand-père, les conversations sont devenues tendues. De premières prises de têtes ont eu lieu. Puis des mesquineries et petites saloperies des uns ont été approuvées par les autres, et c'était foutu. Du coup on a perdu le réflexe de s’appeler, de se donner des nouvelles quand on était de passage chez nos parents, et progressivement on ne s’est simplement plus parlés du tout.
Je n’en veux pas à mon cousin. Comme je le disais, je ne serais probablement pas allé à son mariage. Et en ne nous invitant pas, il nous a épargné un geste hypocrite : après tout, pourquoi inviter quelqu’un que tu ne souhaites pas voir venir ? Ce qui est marquant dans son geste, c’est que c’est le premier geste officiel de ce type dans la famille.
On s’est habitués depuis des années à ne plus fêter Noël ensemble, à ne plus se voir aux anniversaires, et même à ne plus s’appeler, ce n'est pas très grave : on pouvait toujours se bercer d'illusion, se dire qu'on avait pas le temps, que c'était la crise, qu'on préférait se replier sur la cellule familiale nucléaire... Mais ce mariage était la première "grande occasion familiale", hors obsèques, depuis huit ans pour les gens qui portent mon nom de famille. Ce sont eux, mon oncle, ma tante, mon cousin, qui ont donc, les premiers, eu l’occasion de ne pas nous inviter. Si cela avait été moi, ou mon frère, ou un de mes autres cousins, il est probable que nous n’aurions pas, nous non plus, souhaité les convier à notre mariage. Toujours est-il que je pense que nous l’aurions fait quand même. Par réflexe, sûrement.
Par hypocrisie surtout. Le poids des apparences. L'envie de pouvoir dire à ceux qui poseront des questions "on l'a invité mais il n'a pas pu venir". L’élégance de ne pas laisser ton oncle, ton parrain, apprendre ton mariage par les commerçants ou par l’idiot du village. Fournir l’occasion de renvoyer benoîtement le faire-part après avoir coché "ne pourra pas être présent". Le geste, même s'il est illusoire.
Je savais déjà que la famille, pour moi, au-delà de mon père, ma mère et mon frère, c’était terminé. Je le savais. Il aurait fallu être sourd, aveugle et passablement arriéré pour ne pas le comprendre, au regard des frais d’avocats engagés depuis huit ans et des jolies phrases échangées, ça et là, entre les uns et les autres. On ne se refréquentera jamais, ce ne sera jamais plus pareil, je le sais. Mais depuis que, pour la première fois, une occasion de faire un semblant de geste familial a été déclinée, cela a pris un tour concret pour moi.
Je ne croiserai plus mes oncles et mes cousins que par hasard. Ou à des obsèques. Avec eux je suis allé en vacances au ski, et quelque fois à la mer, l’été. J'ai fêté Noël, Pâques, la Toussaint, j'ai passé des week-ends chez les grands-parents. J’ai appris à nager à leurs côtés. Vu mes premiers films d'horreurs. Marché sur un toit. Sauté dans un silo de blé. Ramassé les marrons. Les rares fois où je jouais dehors, bien souvent c’était avec eux. Joies de la bourgeoisie agricole. Je ne me rendais pas compte que nos pères couvaient, sous nos yeux de gamins qui n’y comprenaient rien, des contentieux vieux de trente ans. Je ne me rendais pas compte qu’avant mes trente ans, cette partie de mon enfance serait éclairée d’un jour nouveau, avant de disparaître. Si un jour je me marie, je ne saurai pas quoi faire des gens qui portent mon nom.