En hébreu on pourrait presque traduire par la force de Dieu, on dit en tout cas qu'il est sa "main gauche" (celle qui tient le fil quand on pêche à la mouche), c'est pas rien le "nom" Gabriel. Je suis passé cent fois devant sa boutique au cours de ces dernières années, souvent pressé de sortir de ces rues froides, de cette ville austère, huguenote jusque dans la racine de ses pavés. Plus lugubre que Port-Royal des Champs Orthez. Orthez c'est moche vous savez. Faut juste la voir d'en haut, depuis la tour Moncade. Les toits font alors passer la pilule, ces si beaux toits béarnais. Mais Orthez c'est moche, c'est triste, c'est plein de merdes de chiens, ça zone et ça deale, rues venteuses et glaciales l'hiver, vides de monde en toute saison, sauf le mardi, jour du marché où quelques vieux rappliquent encore par habitude grégaire et ancestrale... Pleins plein plein de jeunes à la rue à Orthez : SDF. Les commerçants s'accrochent sans trop d'espoir à leurs enseignes. Orthez ça meurt à petit feu. Alors je passe vite pour aller chez le dentiste, chez le mécano VTT, caisse d'Epargne, espace culturel "Leclerc", de temps à autre tout ça, mais tout ça vite car Orthez c'est moche et c'est surtout infiniment triste et pesant. La morneté des rues empoisse le chaland. Hier, pourtant, j'ai stoppé net devant chez Gabriel. Y'avait un truc qui clochait...
Gabriel, mais qu'est-ce qu'il est devenu ? Faut que je me renseigne. Je me suis rendu compte hier que le volet est baissé, depuis des lustres sûrement, je ne m'en étais pas rendu compte avant. Merde, quel con ! Je ne ne regarde plus rien à Orthez.
Gabriel, t'allais chez lui "antan" quand t'étais môme et t'y achetais tout pour la pêche. Il vivait à 100 % dans sa boutique, enfin à 50. Cinquante au bord du gave et cinquante dans sa boutique. 100 % pour la pêche. Gabriel, il avait été champion du monde de pêche au saumon et oui, si un pêcheur de la Matapédia ou de la Nakina savait ça il en serait baba, le saumon pullulait dans les gaves des Pyrénées autrefois et on dit bien qu'il y revient, que les "remontées" sont intéressantes depuis trois ans, surtout sur les gaves d'Oloron et de Saison.
Gabriel était célibataire, sans âge, pêcheur, il tenait boutique d'articles de pêche depuis... depuis... depuis ??? Toujours. Il faisait parti du paysage orthézien. Intarissable sur le sujet, le pro de chez pro. Pouvait te dire s'il te fallait pour cette pêche-là, à cet endroit-là, du 12 en hameçon, du 14 ou de 16, tel bas de ligne, tel bouchon, tel leurre, telle qualité de scion... La boutique était pire qu'un capharnaüm, ça puait la pisse de chat et les matous, nombreux, dormaient un peu partout dans le magasin, normal chez un taquineur de poiscaille. Il était pas rasé, mal fagotté, pulls informes et troués, charentaises ravagées aux pieds, il te servait les asticots "à la main", posant son casse-dalle sur le comptoir car il avait souvent un petit creux, et enfouissant ses pognes dans la bassine grouillante de bestioles, te les mettait en un grand geste adroit et très précis dans une poche de papier kraft, encaissait dans la foulée les 20 centimes et reprenait ensuite et son sandwiche et le cours de son histoire car il parlait beaucoup, en secouant auparavant le reliquat de son resté sur ses doigts au-dessus des appâts grouillants. "C'est propre un asticot" qu'il disait à celui qui lui avait dit une fois qu'il devrait peut-être se laver les paluches après l'opération, ou prendre une louche pour servir sans toucher... Sacré Gabriel !
Merde, sa boutique est fermée ! Je suis scié, impossible qu'il ait pris sa retraite. Il doit pêcher définitivement au bord de son cher gave de Pau sous le pont vieux d'Orthez...