22 août 1993 | Mort de Marie Susini

Publié le 22 août 2012 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours

   Le dimanche 22 août 1993 meurt à l’hôpital d’Orbetello, en Toscane, l’écrivain Marie Susini. Conformément à ses souhaits, elle est enterrée en Corse, dans le cimetière du village de Vico, juste en face des montagnes de la Sposata.


  Née à Rennu (Corse-du-Sud), près des villages de Vico et d’Evisa, le 18 janvier 1916, Marie Susini, après avoir passé de nombreuses années en pension chez les religieuses (à Evisa, à Vico, puis à Marseille), entreprend des études de philosophie et de lettres classiques à la Sorbonne. Elle a pour amis Gaston Bachelard (qui fut son professeur de philosophie), Elio Vittorini, Kateb Yacine, Jean Grenier, Ignazio Silone, Henri Michaux et… Albert Camus, qui l’encourage dans les voies de l’écriture.
  Marie Susini est l’auteure de romans inspirés par son île natale, à laquelle elle est restée viscéralement attachée, dans une relation duelle amour|haine qui signe son œuvre. En 1953, elle publie aux éditions du Seuil son premier roman : Plein Soleil (1953). D’autres suivront : La Fiera (1954), Un pas d’homme (1957), Le Premier Regard (1960), Les Yeux fermés (1964), C’était cela notre amour (1970). En 1979, Marie Susini publie chez Grasset le plus beau de ses romans : Je m’appelle Anna Livia, récit dans lequel s’accomplit la fusion avec le père et la transgression de l’interdit.


LA RENFERMÉE | LA CORSE



  Avec La Renfermée | La Corse (Seuil, 1981), Marie Susini signe un album autobiographique magnifique, accompagné de photographies de Chris Marker (1921-2012). « Ce texte parle d’abord de la Corse contemporaine, envahie depuis quelques années par les touristes, estivants, promoteurs, spéculateurs. Cette Corse-là, des affaires, du plaisir facile, des corps nus sur les plages, n’est pas celle de Marie Susini. Du reste le mot piaggia, plage, ne désignait-il pas dans l’île d’autrefois, l’arrière-pays, la côte ? [...] ce qui [...] est au centre du texte, c’est l’île, telle que l’a connue Marie Susini. Une île où, comme dans la Grèce antique, on se méfiait de la mer qui évoquait le danger, la séparation. [...] La Corse explorée ici tourne le dos à l’Histoire et demeure figée dans le tragique. Des paysages d’abord, amoncellement de rocs et de pins, blocs de granit, elle dit que réside en eux cette menace diffuse, contenue dans les œuvres d’art et liée à l’émerveillement qu’elles inspirent. […] Dans ce monde-là, la beauté est promesse de destruction plus que de bonheur. » (Francine de Martinoir, Marie Susini et le silence de Dieu, Gallimard, Collection blanche, 1989, pp. 149-150). Cet album est l’ultime ouvrage de Marie Susini, qui cesse d’écrire au lendemain d’un premier infarctus et de difficultés respiratoires, à l’âge de 65 ans. Ci-dessous, deux extraits de cet ouvrage :


  Il y a là-bas des matins qui sont comme le premier matin du monde.
   Les contours des montagnes bleues de la Sposata se détachent sur le bleu du ciel avec une telle précision, une si grande légèreté que le temps semble arrêté là, dans cette lumière touchée par la grâce. Nulle part au monde on ne la trouve, je le sais maintenant, elle est à la fois intense et transparente, irréelle. Le silence alentour, je le connais aussi, on l’entend dans toutes les solitudes, et c’est sur lui que se referme tout amour.
   Ce paysage aura toujours pour moi la force de la première image que j’ai regardée lorsque j’étais enfant, et comme la première page qu’il m’a été donné de lire. Si le sens profond de ces lignes demeure à déchiffrer, déjà se révélait à moi une présence non soupçonnée encore, déjà me bouleversait la grandeur de cette aventure toute simple qu’est le jour qui commence.
  Rien n’est plus surprenant, plus inattendu que le paysage corse. Un amoncellement de pics et de ravins, de rocs énormes aux arêtes vives, blocs suspendus de granit étincelant, un excès de pans coupés, tranchants comme du métal, partout la violence, partout la démesure, et la nature arrive à composer une harmonie singulièrement légère et délicate, toute vaporeuse, comme si la matière était du voile de mousseline, l’exécution un simple jeu d’enfant. Cela tient du miracle.
  L’harmonie, on la trouve partout en Corse. Ce n’est pas l’apaisement qu’elle apporte mais plutôt une sombre inquiétude, la peur de ne pouvoir satisfaire aux exigences de cette terre orgueilleuse qui voudrait transformer toute histoire en destin.


[…]


  Là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve*. Jamais enfance ne fut plus recluse et sévère, plus austère que la mienne. Pourtant je ne voudrais pas d’autres souvenirs que ceux que j’ai, ceux qu’elle m’a laissés. Parce que mon enfance a été avant tout poétique, si l’on entend par là une manière de percevoir le monde et le temps.
  Un rien pouvait déclencher la fureur religieuse, les rêves étaient tous prémonitoires, l’insolite se cachait dans le tissu uniforme des jours, et le silence venait de très loin, du fin fond obscur de la terre. Dans une réalité où l’esprit habitait la pierre et la forme, se trouvait au cœur de toute chose, de l’arbre et de l’objet, le moindre signe servait d’avertissement comme dans le théâtre antique. Un vrai décor de tragédie, le paysage blanc et noir qui m’entourait, sur lequel la nuit tombait aussi brusquement qu’un rideau de scène, et la nuit était plus noire que partout ailleurs. Toujours en éveil, dans l’émerveillement, souvent dans la frayeur, j’étais déjà à la recherche… de quelle unité perdue, de quelle vérité cachée derrière toute chose…
  Qu’est-ce que l’écriture sinon une solitude et une ascèse, une métaphysique aussi, peut-être celles entrevues vaguement ou pressenties dans les années d’enfance. Quand le silence était à la fois instant et éternité. Le temps du mythe.


  Il n’est de vrais paysages que les paysages intérieurs. Et chacun de nous doit avoir de son pays natal une image singulière qui reflète le mystère enfoui au creux de ce que saint Augustin appelle l’espace intérieur de l’âme.

  Dans cette immobilité solaire où je vois le mien, la couleur dominante est le noir. La Corse m’apparaît comme une femme en deuil. Au-dessus de la rumeur confuse qui persiste après que les voix se sont tues sans avoir pu tout dire, leur amour et leur haine, sa mélodie s’élève, c’est un lamento qu’elle destine à ceux qui ne peuvent plus l’entendre.

Paris, janvier 1981


* Hölderlin, Patmos.



Marie Susini, La Renfermée | La Corse, Éditions du Seuil, 1981, pp. 25-26/99-90. Photographies de Chris Marker.





■ Voir aussi ▼

Mia Panisse, L’Ambivalence de la femme dans l’œuvre de Marie Susini, Åbo: Åbo Akademi University Press, 2011 (thèse de doctorat)
« Comme un oiseau en cage » – Marie Susini et l’enfermement comme force motivante de l’écriture, par Mia Panisse



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