A Nantes, marche dans les rues un curieux éléphant de fer et de bois...
A Nantes, dans une chambre, derrière la façade jaune d'un immeuble à fenêtres sages, naissait en 1958 un bien curieux enfant. Un petit garçon fragile, avec un cœur gros comme ça qui battait un peu vite. Un enfant taiseux, solitaire et rêveur, promenant sur le monde son regard gris déjà triste. Aux jeux et aux rires, il préférait la tranquillité du jardin où son père lui apprenait, jour après jour, saison après saison, comment poussent les légumes, pourquoi les fleurs se fanent. Planter des petits pois, cueillir la rhubarbe, sarcler les tomates le rendaient bizarrement heureux, comme si ce dialogue avec les végétaux avait davantage de sens que pouvait en revêtir celui avec les hommes. Il avait du corps, en tous cas, bien plus que n'en avaient les divisions et autres multiplications que des instituteurs bardés de certitudes tentaient de lui inculquer. Pour l'enfant aux yeux gris, peu importaient ces règles, il avait les siennes, des gestes pour les dire et des doigts pour compter. C'était trop ignorer le monde, trop survoler la vie. Alors, avec la patience et l'amour que seuls savent donner ceux qui ont en leur cœur la même étincelle, le père reprenait tous les soirs les leçons de la veille, enseignant pas à pas et les mots et les nombres. Ainsi allait le temps, ainsi allait la vie.
La Loire à Bréluce
Bréluce, c'était à la fois "la gloire de mon père" et "le château de ma mère" dit aujourd'hui l'enfant d'hier. En effet à Bréluce, un lieu-dit qui n'était alors pas même un bourg, était située la maison de campagne de la famille. Pour y aller, il fallait prendre le train, puis marcher un bon moment en suivant la voie ferrée, avant de remonter le coteau puis de descendre, en pente douce, jusque vers les fermes, serrées le long de la rive du fleuve. Cent mètres plus loin, c'était la Loire. La maison était inondée, régulièrement, mais un peu moins que les autres, dont les fermiers sortaient les meubles en râlant, chaque hiver. Cette maison, c'était le petit paradis de l'enfant rêveur, qui contemplait en silence les papillons sur les remblais et pêchait les écrevisses dans les trous d'eau. Bien sûr, il n'était pas permis aux enfants de se baigner, la Loire est une traîtresse qui sait troubler son monde. Mais comment retenir six bambins déchaînés, ivres d'une liberté que la ville n'offre pas ? Par deux fois, l'eau faillit retenir le petit imprudent. Par deux fois la providence, bonne fille, étendit sur lui sa main salvatrice.
Ainsi grandissait l'enfant silencieux. Et l'ombre de ce père, seul admis au dialogue, s'étirait sur la route aux côtés de son fils. Si la vie est injuste, la mort l'est encore plus. Il a fallu la voiture. Il a fallu l'accident.
Ciel de Loire à Bréluce
En 1968, il y avait à Nantes un enfant taiseux qui n'avait plus son père. Un enfant gentil muré dans son chagrin, refusant de toutes ses forces le statut de victime, la compassion, l'inutile. Un enfant tout seul qui arpentait les rues, culottes courtes et brodequins, en route vers l'âge adulte.