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Entretien avec Ivan Argote : « l’art est une philosophie des actes »

Publié le 04 juillet 2012 par Blended @blendedph

Ivan Argote est un jeune artiste colombien. Un artiste rare. Un artiste engagé. Politiquement certes, mais aussi socialement, intellectuellement et individuellement. Sans jamais apporter de réponse, ni donner de leçon, il n’a de cesse de poser des questions. En tout cas, d’offrir l’opportunité de s’en poser.
Ivan Argote est un artiste du quotidien. Il joue avec. Mais difficile, voir impossible, de dire si ce quotidien est sa toile, son pinceau ou son inspiration. Certainement les trois à la fois.
Ses travaux sont ouverts. Chacun est libre d’y mettre ce qu’il veut. Impossible pour nous, donc, de vous imposer notre analyse. Entretien avec un artiste obsédant.

Entretien avec Ivan Argote : « l’art est une philosophie des actes »

-Comment te définis-tu ? Comme un artiste ? Un performeur ? Un fou ?
Je crois qu’artiste est une définition plus ouverte et libératrice.

-Quelle est ta démarche ? Le sens que tu donnes à tout ça ?
Je me suis rapproché de l’art, après avoir débuté dans la vie professionnelle dans un tout autre domaine. Je voulais faire des analyses sur certaines choses liées à l’image. Comment elles marchent, comment on leur donne du sens, comment on vie au quotidien avec elles et comment les images sont liées à des questions existentielles, politiques ou sociales ? Pour moi l’art est une sorte de philosophie qui va au delà du langage, une philosophie des actes.

-On se demande en regardant tes vidéos, si tu fais de l’art participatif ou si finalement ce ne sont pas les spectateurs eux-mêmes l’œuvre d’art ?
Il y a des projets où je crée des situations qui cherchent à poser des questions sur comment on se met en relation avec l’autre. J’interpelle l’autre de différentes manières, parfois plus passivement, parfois plus directement. L’art en soi est une façon de s’adresser à l’autre.

-Tes happenings qui choqueront certainement le plus, sont les dégradations d’œuvres d’art. Dis-nous en plus.
Je n’ai jamais dégradé une œuvre d’art, à part les miennes. Au contraire, je suis un grand admirateur e l’art et c’est dans cette perspective que j’aime proposer des relectures ou bien des façons alternatives d’appréhender et de faire l’expérience d’une œuvre.

-Tu réalises tes œuvres un peu partout dans le monde. Quelles différences as-tu noté dans l’accueil ?
Mes projets sont très liés à des contextes précis, et parfois à ma propre situation dans ces contextes. Selon les endroits et les cas, les réactions sont différentes. Par exemple, la première fois que j’ai donné de l’argent dans des transports c’était en Colombie, à Bogotá à 18 ans. Là-bas tout le monde prenait, à part quelques méfiants. En revanche à Paris personne ne prend l’argent, il y a beaucoup plus de méfiance et aussi d’orgueil.

-Tu cherches toujours à modifier l’environnement quotidien. N’est-il pas assez romantique, poétique pour toi ?
On est tous en train de modifier nos environnements, plus ou moins directement, par volonté ou indifférence. Ce que je cherche c’est d’avoir une négociation à une échelle humaine avec cet environnement. Une négociation presque existentielle. Je pense qu’on a le droit de réagir et non seulement de subir.

-Est-ce que cela veut dire que ton art te libère ? Qu’il est une forme de thérapie ?
Non, je ne pense pas à mon travail comme une thérapie, plutôt comme une quête.

-D’où te vient l’inspiration ?
Des questions

Entretien avec Ivan Argote : « l’art est une philosophie des actes »

-Peut-on faire de l’art sans s’amuser ?
Bien sur, comme on peut aussi s’amuser sans faire de l’art. Il est vrai qu’on peut ressentir une gaité du faire dans mes travaux, mais ça n’induit pas forcement que je les fais par amusement. Je les fais avec engagement, ce n’est pas facile car ça demande de se faire confiance et oser faire les choses, et assumer une tonalité une forme.

-Tu aimes particulièrement les transports en commun. Pourquoi ? Ce mélange de proximité et d’anonymat ?
J’ai toujours trouvé curieux le fait qu’on associe les gens qu’on connait à une présence physique, alors que les « je » intérieurs de chacun ont une forme assez inexplicable. J’aime prendre le temps de penser à des choses et situations et de les analyser, en même temps, je suis méfiant des idées, des grandes idées. J’aime ramener les idées dans le concret de la vie. On a tendance, par la pensée, à faire de l’abstraction, j’aime faire des allers-retours entre les faits et les idées. Après, il se trouve que je passe beaucoup de temps dans les transports. Et puis je trouve intéressant cette compagnie anonyme.

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-La vidéo avec le faux pigeon parmi les siens peut se voir comme une comparaison avec l’homme. Est-ce le cas ?
J’aime que dans mes travaux il y ait des allégories possibles ou suggérées, mais en même temps je n’aime pas trop donner une direction. Cette vidéo est un geste qui est d’ailleurs passé inaperçu non seulement par les pigeons qui étaient autour à ce moment-là, mais aussi par les gens. Je me suis senti bizarre car le geste était assez morbide, mettre un cadavre de pigeon dans une foule de pigeons, une sorte de zombie. On a tendance à se projeter sur les choses. Dans cette vidéo il y a plusieurs choix, on peut se projeter sur les gens qui passent autour, sur les autres pigeons ou sur le pigeon empaillé. C’est une situation très simple qui peut déclencher une réflexion large, ou pas. C’est dans cette limite que je place la plupart de mes travaux.

Entretien avec Ivan Argote : « l’art est une philosophie des actes »

-Une partie de ta démarche pourrait se comprendre à travers ses deux tags sur une façade. Identiques, seules la police change. Un même message politique, l’un semble vandaliser la façade, l’autre paraît officiel.
C’est un projet que j’aime beaucoup et qui en effet parle beaucoup de mon travail. Ce graffiti très chargé politiquement se trouvait à Bogotá, sur la façade de l’université où j’ai fait mes études de graphisme avant de venir en France. Dans cette université il y a beaucoup de graffitis politiques du genre et il y a une sorte de guerre interne entre l’institution et les groupes politiques (d’extrême gauche), les uns taguent, les autres repeignent et ainsi de suite. Je voulais faire une négociation entre les deux camps par la forme. J’ai donc refait le tague plus élégamment, ce qui n’a plu ni aux uns ni aux autres, l’institution m’a dit que j’étais un extrémiste et les graffeurs trouvaient que cela sortait de leur cadre formel rebelle, trop propre.

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-Que les universitaires soient réfractaires à la démarche, on pouvait s’y attendre. Mais les graffeurs, c’est plus surprenant. Cela montre finalement que l’enfermement dans des normes, le cloisonnement est propre à tous les groupes, y compris ceux qui se veulent plus libres. Emprisonnés dans son confort ou dans sa contestation, après tout, c’est toujours une prison. Quelle analyse en as-tu tiré ?
Je suis d’accord avec toi. Il y a un grand conservatisme de la part de certains groupes contestataires en Colombie.

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-Tu as un rapport très direct à l’art et tu veux que ton art est un rapport très direct avec les gens. Tout simplement, si j’ai bien compris, parce que tu fais de l’art un vrai média. Un moyen de communication. Ce qui est assez rare chez les artistes qui généralement ont tendance à se cacher derrière leurs œuvres. Du coup, tu es bien placé pour parler du rapport des gens à l’art. Comment le perçois-tu ?
Je pense que l’art est un élément de partage, et que les artistes ont différentes façons de mettre en place ce partage. Je ne pense pas que les artistes se cachent derrière leurs œuvres, (souvent c’est plutôt le contraire), il y a toujours un chemin à suivre pour découvrir des choses, après à chacun de juger si le chemin et la découverte sont intéressants ou pas. En ce qui me concerne, j’aime bien quand on passe par différents moments, quand il y a un peu d’incompréhension mais qu’il y a la place pour faire une découverte, et aussi quand on peut déclencher une réflexion qui va en dehors du champ de l’art, que ça touche à d’autres éléments de notre vie en société.

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-Beaucoup de gens ne doivent pas comprendre ta démarche. Certains doivent même te dire que tu fais n’importe quoi. Et finalement, est-ce que ce n’est pas eux que tu touches le plus, puisque c’est eux qui se posent les questions ?
Je ne sais pas, est-ce que les électeurs de F. Hollande sont le plus touchés par les propos de Sarkosy pendant la campagne? Oui et non.

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-Pour finir les classiques : quel est ton parcours ? Quels sont tes projets ?
Je suis né à Bogotá en Colombie et j’ai grandit dans différents quartiers. Plusieurs quartiers populaires, HLM, puis dans un quartier plus classe moyenne. J’ai appris les arts graphiques en étant ado, puis je suis allé à l’Université Nationale de Colombie où j’ai fait 5 ans d’études en graphisme. Vers la fin de mes études je me suis intéressé particulièrement à la photo et à la vidéo et pris deux ans de cours en parallèle dans l’école de cinéma de la même université. Une fois que j’ai fini mes études, je n’ai pas voulu travailler en tant que graphiste, et par chance et astuce j’ai fini par travailler comme assistant d’un chouette réalisateur Colombien, je travaillais principalement à faire des spots publicitaires. A l’époque j’ai envoyé mes travaux à un « Salon de jeunes artiste » où j’ai eu la chance de gagner le premier prix. Le prix en question était un voyage où je voulais dans le monde. J’ai hésité et cherché pendant des mois, puis j’ai décidé de venir en France. En 2006, à 22 ans je suis arrivé ici avec l’intention d’apprendre à parler français, puis de faire une école d’art. J’ai été accepté à l’Ensad et l’Ensba, mais je n’ai pas beaucoup aimé le caractère scolaire de l’Ensad. J’avais déjà eu ce genre d’expérience pendant mes 5 ans d’étude en Colombie, et j’avais besoin de quelque chose de plus libre et ouvert. Je me suis donc consacré aux études à l’Ensba où j’ai rencontré Pauline Bastard, une super artiste avec qui je travaille en collaboration régulièrement et qui, par bonheur, est l’amour de ma vie. A l’Ensba j’ai été dans les ateliers de Claude Closky et Guillaume Paris, j’ai fini mes études en 2009. Depuis 2007 j’ai commencé à participer à des expos et festivals en France et un peu dans d’autres pays en Europe, j’ai fait aussi des résidences, notamment à Mains d’Oeuvres, Flux Factory, UN (Colombie). Avec Pauline on a habité New York un an et on est rentré il y a quelques mois. On a tous les deux plein de projets personnels en collaboration. On prépare chacun des projets que nous allons présenter à la prochaine biennale de Sao Paulo. Je prépare également une exposition personnelle à la rentrée prochaine à Bruxelles pour le DT Projects, et une exposition qui aura lieu en décembre au Palais de Tokyo. Je pars dans une semaine en Colombie, pour faire un projet nostalgico-performatif, où je vais revivre des actions faites par des groupes utopistes dans les années 70 à Bogotá.

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