Scooter

Publié le 31 août 2012 par Ctrltab

Aujourd’hui, c’est dimanche. J’ai promis à Esten de l’amener tout en haut à Namsos, là où l’on commence à voir les fjords. D’abord, elle a refusé. C’est loin, au moins deux heures de route et comment veux-tu faire sans voiture ? Je lui ai répondu que les filles étaient censées aimer les surprises alors pourquoi ne me ferait-elle pas confiance ? Elle a dit, ok, je viendrai chez toi dimanche à huit heures. C’était il y a deux jours, avant la découverte du carnet.

Ce matin, il fait froid. Le ciel n’est pas couvert, nous éviterons sûrement les pluies, tant mieux. Mais je regrette déjà mon idée géniale pour épater ma petite amie. La perspective de six heures de scooter ne m’enchante plus. Avec Esten à l’arrière et ma vieille bécane, je ne pourrais pas rouler à plus de soixante kilomètres à l’heure. Pourtant, je devrais plutôt me réjouir. A part cette fraîcheur matinale, les conditions sont idéales. J’ai vérifié sur Internet le vent ne soufflera pas aujourd’hui.

Je sors avec Esten depuis trois mois. Nous avons déjà fait l’amour deux fois. Je ne sais pas si je l’aime. Esten est adoptée et d’origine péruvienne. J’aime sa peau hâlée en contraste de toutes les pâleurs blondes que l’on croise ici. Dans sa famille, ils sont très libéraux. La parole est reine, ils parlent de tout. Je ne suis pas habitué. J’ai rencontré Esten à une soirée à L. Etonnamment, je ne l’avais jamais encore croisée ici. C’est normal, elle venait tout juste d’emménager avec ses parents. Elle m’a immédiatement posé cette question : Hans, et toi, à quoi tu rêves ? D’abord, je me suis mépris, je me suis naturellement excusé de paraître absent. On me le reproche assez souvent. Elle a insisté. Non, elle voulait vraiment connaître la teneur de mes rêves. De quoi rêvé-je dans la vie ? Je suis resté comme un con, ma bouteille de bière décapsulée et elle qui me regardait, toute petite à mes côtés. J’ai bu une gorgée pour cacher ma gêne. Je n’ai pas su répondre autre chose que : et toi ? Elle, elle n’a pas hésité. « D’abord, voir les fjords, j’en rêve depuis toute petite et je ne sais pas pourquoi je n’y suis encore jamais allée. Ensuite, parcourir le monde et aimer chaque fois un nouvel homme dans chaque nouveau pays visité. » Elle a éclaté de rire. J’étais encore plus gêné. Mais la glace était rompue, le sujet esquivé. Et je me suis plongé dans l’eau turquoise et trouble de cette fille.

Esten arrive. Elle me voit au loin, me fait des grands signes et me saute dans les bras.

- Alors, la surprise ?

- Eh bien, on y va en scooter !

- Tu rigoles ?

Là, j’avoue, je ne suis pas peu fier d’avoir réussi à surprendre Esten pour la première fois.

- Oui, t’inquiète, j’ai tout prévu : voilà les gants, le pantalon de pluie et la veste de moto pour toi. Tu ne pourras pas attraper froid avec ça.

- Tu es drôle de garçon, Hans.

- Merci, je le prends comme un compliment de ta part.

- Alors, on part ?

- On part.

Nous avons enfilé nos tenues. J’avais tout prévu, y compris le pique-nique inclus. J’avais déjà remarqué qu’Esten devient très grognon quand elle a faim. Je suis un garçon prudent, capable de faire des surprises mais aussi de bien les organiser. Je me suis assis sur mon scooter rouge, Esten l’a aussi enfourché et m’a serré entre ces deux jambes. J’avoue, j’adore cette sensation. Etre serré dans la chaleur de son giron. J’ai eu une légère érection, j’ai tourné la clef du moteur, le scooter a vrombi et le voyage a commencé.

Esten a posé sa tête contre mon épaule. Je sentais ses petits seins ronds comme mon dos. Sa promiscuité m’adoucissait l’aridité de l’aventure. Voitures, camions, motos, tous me doublaient sans vergogne. Visiblement agacés qu’un aussi étroit engin pétaradant traîne sur leur route. Je m’accrochais fermement à mon guidon pour ne pas dévier de mon axe. Nous roulions depuis dix minutes et j’avais déjà envie de rentrer. Il était évident que tout ceci était une très mauvaise idée.

Je voulais accomplir la première partie du rêve de ma copine : lui montrer les fjords. Un garçon un peu plus malin que moi aurait peut-être pensé deux fois avant de jouer les romantiques. Non pas en raison de la difficulté technique. Certes, à seize ans, la voiture était hors de question. Mais, en train, on pouvait s’y rendre très facilement. Pourquoi d’ailleurs n’y avais-je pas pensé au train ? Me demandé-je tandis que je poussais péniblement mon pauvre scooter sur la nationale à 65 km/h. C’est sûr, c’était beaucoup plus rock’n’roll. Mais surtout si je réalisais le chapitre un du rêve d’Esten, il ne resterait plus qu’à passer au chapitre deux, à savoir la laisser partir et se taper le plus de mecs possibles de nationalité différente. C’était con, c’était un peu tard pour être jaloux.

Nous avons roulé trois heures. Esten enfouie contre moi, je fonçais contre le vent qui me fouettait la figure. Bizarrement, je pensais au carnet de l’étrangère, caché en haut de l’étagère de ma chambre. J’avais hâte de le regarder encore, le soir, en douce, comme s’il pouvait me révéler le secret ultime. Qui sont les filles ? Que veulent les femmes ?

Arrivés à destination, nous avons abandonné le scooter épuisé sur le parking et nous avons pris un petit chemin côtier. Esten était fatiguée. Elle avait faim. Moi, j’étais tout courbaturé. J’ai réussi à la faire tenir, encore quinze minutes, jusqu’au spot final avec vision panoramique sur son rêve. Là, nous mangerons. Je l’ai encore épatée quand je lui ai dit que j’avais aussi pensé au pique-nique. Et puis, ça a été l’heure des wow, wow, wow. Elle s’est exclamée pendant dix minutes et j’étais le mec le plus heureux de la terre. Nos estomacs nous ont rappelé à l’ordre et ont rompu notre euphorie. Nous avons dévoré nos sandwichs. Nous étions seuls au monde. Sur un bout de mousse entouré de rochers avec en face les fjords blancs. Je ne sentais plus mes bras mais je me suis dit que cela valait le coup de les avoir perdus pour ça. Dans son excitation, Esten a voulu faire l’amour. Elle a ôté sa culotte, a fait péter les boutons de ma braguette et m’a littéralement sauté dessus. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas réussi. J’étais tout coton. Pour me rassurer, Esten m’a dit que je ne devrais pas porter des jeans si serrés, c’était mauvais pour mes organes génitaux. Sa mère, qui était psychiatre, était formelle sur ce point. Je me suis demandé ce qu’elles en savaient, toutes les deux, du confort de mes couilles mais j’ai préféré enchaîner avec une blague que j’ai aussitôt regrettée :

- ah oui ? Ecoute, je suis désolé si la selle chauffante de mon scoot n’a pas le même effet de vibro-masseur sur moi que sur toi.

- T’es con, Hans. Il faut toujours que tu gâches tout.

Elle est partie monter sur le rocher proéminent pour pleurer. Je l’ai rejoint, je me suis excusé. J’ai fait un effort sur moi-même. J’ai essayé de dire ce qui me pesait. De parler de la manière dont on parle dans la famille d’Esten. A cœur ouvert. C’était encore plus difficile que trois heures de scooter sur la nationale encombrée :

- J’ai peur de te perdre, Esten, car je viens d’accomplir la face A de ton rêve. Vient donc la face B qui m’exclut.

- Non, sérieusement, tu y as cru ?

- Oui, bien sûr, tu dis toujours la vérité.

Elle a éclaté de rire. Comme la première fois où je l’ai rencontrée.

- Idiot, c’était une technique de drague. Pour t’effaroucher et jouer la fille sûre d’elle. Qui s’y connaît, tu vois. Qui aime le sexe. Mais Hans, à quoi tu rêves ?

- Je ne sais pas. On rentre ?

Nous sommes rentrés, recroquevillés, l’un contre l’autre, sur mon vaillant scooter. Le jour déclinait. Le retour m’a semblé plus court que l’aller. J’ai déposé Esten devant chez elle. Elle a ôté son casque et m’a embrassé. Et puis, elle m’a juste dit : « merci, c’était l’un de mes plus beaux jours de ma vie. T’es classe, Hans ! A demain. »

Je l’ai regardée rentrer chez elle. Elle m’a envoyé un dernier baiser. J’étais remoulu, au dos cassé, impuissant et idiot mais un chic type quand même. Je me suis traîné jusqu’à chez moi. Et je n’en savais toujours pas plus sur ce qui me faisait rêver.