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Lu dans la presse(papier):La clé sur la porte

Publié le 01 septembre 2012 par Lauravanelcoytte

Critique Des arcs romains aux orifices du corps en passant par les saloons… les déambulations de l’ethnologue Pascal Dibie

Par ROBERT MAGGIORI

On ne se le demande pas assez, mais Adam et Eve, quand ils ont été chassés du Paradis, sont sortis par quelle porte ? Que ce fût un jardin ou une ville «avec sa grande et haute muraille» (Apocalypse, XXI, 12), il devait bien avoir une grille, un portail, un porche, un portique, voire «douze portes gardées par six anges et marquées des noms des tribus d’Israël» - sinon on ne comprendrait pas pourquoi saint Pierre, du royaume des cieux, avait les clés. La porte du Paradis, par où passèrent les premiers pécheurs et passeront, en sens inverse, les bienheureux, n’est pas facile à localiser. La cherchant dans un eldorado terrestre, on la situa sur le mont Amara, en Ethiopie, ou, comme Christophe Colomb, dans le golfe de Paria, au Venezuela. On connaît mieux les sept portes de l’Enfer, car, dans la Divine Comédie, Dante, accompagné de Virgile, les décrit toutes en détail. «Vous qui entrez, laissez toute espérance», lit-on sur la première. Mais, sur terre, l’une des plus fastueuses est la porte d’Ishtar, émaillée de pierres bleues, que Nabuchodonosor fit construire à Babylone en honneur de Marduk, le grand dieu mésopotamien (reconstituée au musée de Pergame, à Berlin). A Athènes, seule subsiste, symboliquement, la porte d’Hadrien, érigée en 131-132. L’arc en marbre portait, en haut, deux inscriptions. L’une, du côté de l’Acropole et de la vieille ville, dit : «Ici est Athènes, l’ancienne ville de Thésée.» L’autre : «Ici est la ville d’Hadrien et non plus celle de Thésée.»

«Débauche». A Rome, se trouveront les premiers «arcs de triomphe», sous lesquels passaient, ovationnés, les guerriers et leur chef victorieux, de retour de campagne. Mais, avant ces «passages triomphaux», existaient déjà les fornix, arcs de petites dimensions, dépourvus de colonnes, dont les voûtes serviront d’étais entre les maisons rapprochées - «et du même coup d’abris aux péripatéticiennes, au point que, pour désigner les femmes qui se cachaient dans les passages que ces voûtes enjambaient, on évoqua les fornicatrix et que l’on donna le nom de fornix lupanar aux maisons de débauche». Il n’était guère facile cependant d’entrer dans Rome, de franchir ce «boulevard périphérique» qu’était le pomerium, séparant l’Urbs, à l’intérieur des murs, de Roma, la ceinture des jardins et des clos maraîchers, la «banlieue» rurale : seules entrées, les portes ou introitus, toujours embouteillées par les chariots et les convois, la foule des étrangers, immigrants, voyageurs de passage, marchands, citoyens romains…

Pascal Dibie est passionné par les portes, les seuils, les passages, les frontières, les édifices qui séparent ou unissent les espaces, réels ou imaginaires, profanes, sacrés, politiques, sociaux, intimes… Mais si son Ethnologie de la porte est véritablement passionnant, c’est que, de porte, il n’en néglige aucune : les portes de l’Enfer et du Paradis, les portes des villes, les parvis des églises, les portes cochères, les ponts-levis des châteaux forts, les portes des immeubles, les entrées des maisons bourgeoises, les portes intérieures des appartements, les portes des WC, les portes mortuaires, les portes à vantaux des saloons, les portes de prison, les «portes» des tipis, des yourtes et des igloos - jusqu’aux trappes, aux chatières et aux «portes du corps», yeux, oreilles, nez, bouche, sexe, anus, «portes du foie» et autres «portes du lait» («par lesquelles les veines mammaires de la vache pénètrent dans les parois de la poitrine») ! Qu’on ne redoute pas un catalogue ! Avec beaucoup d’érudition, et quelques notes d’humour, Dibie propose au contraire une déambulation, géographique, historique, technique, esthétique, folklorique, à travers tous les espaces qu’ouvrent la porte et ce qui lui est lié. Par exemple : à quel moment les maisons ont-elles été dotées de portes, quand le banc étroit placé devant le seuil ou «la série de planches jointives doublées par d’autres planches disposées de telle manière à se relier aux premières par des clous» ont-ils été remplacés par des «membrures assemblées entre des montants, des traverses et des charges destinées à reporter tout le poids de l’huis sur des gonds» ? Quand, à la place du clou et de la cheville posés dans un anneau, ou du loquet, de la bobinette, de la chevillette, sont apparues clés et serrures ? Et le cordon-clochette, le heurtoir, la sonnette, le digicode ?

«Cabaret». Même lorsqu’il s’agit des «portes de la pudeur», ce ne sont pas les interprétations symboliques (ou psychanalytiques) auxquelles appelle facilement le mouvement «entrer-sortir-entrer-sortir» qui sont ici privilégiés. Le métier d’ethnologue conduit Pascal Dibie à tout décrire, en suivant les connexions qui nécessairement s’imposent à lui. Comment en est-on venu à donner à chaque maison un numéro ? Ce n’est pas une mince affaire… Au milieu du XVIIe siècle, on libellait une adresse à peu près ainsi : «A Mademoiselle Louison, demeurant chez Alizon, justement au cinquième étage près du cabaret de la cage dans une chambre à deux châssis proche de Saint-Pierre des Assis». Aussi, pour arriver à la numérotation des portes (rendue obligatoire à Paris par un décret du 4 février 1805), Dibie rappelle-t-il les conditions d’insécurité dans lesquelles vivaient les habitants des villes, la longue histoire de l’éclairage public, les polémiques religieuses, politiques, urbanistiques qui ont accompagné la définition et la nomenclature des rues autrement que par des noms de saints, et raconte même la «folie épistolaire» que connaît le XIXe siècle, ainsi que les vicissitudes de la distribution du courrier à domicile…

Si le numéro identifie la demeure, il la «désigne» aussi, non seulement aux yeux des voleurs et des malandrins, mais aussi des mauvais esprits, des démons et des impies. Il faut donc la protéger… Et voilà l’aventure des portiers, des Suisses, des gardiens, des concierges, l’histoire des techniques de sécurisation, blindages, interphones, caméras, alarmes, chiens de garde, des infaillibles pratiques magiques, fers à cheval, tresses d’ail, sel, têtes de loup desséchées clouées aux linteaux, assiettes creuses vernissées («afin qu’elles puissent faire reflet aux éventuels mauvais génies qui se présenteraient»), chardon à trois branches rappelant la croix, poignée de terre ramassée sur un cercueil et répandue sur le seuil de la maison…

On ne révélera rien de ce que Pascal Dibie découvre chez les Dogons du Mali, qui à la serrure attribuent de mystérieux pouvoirs, au Japon, où les portes sont de papier, en Chine, où on évite qu’elles soient «orientées vers la montagne "bois"» pour ne pas risquer que «le bois détruise la terre», en Océanie, en Mongolie… Mais, à le suivre, on voit bien que ce n’est pas mal d’écouter aux portes : on entend la voix du monde.

http://www.liberation.fr/livres/2012/08/29/la-cle-sur-la-...


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