Chroniques d’été – Episode 8

Publié le 02 septembre 2012 par Antropologia

In the bog

Les tourbières couvrent 16% du territoire irlandais. Quand on randonne dans l’Ouest du pays, on a plutôt l’impression que le pays entier en est recouvert, qu’on ne sortira jamais de ce terrain humide et spongieux, qui au bout de quelques heures de marche, arrive à faire rendre l’âme à l’étanchéité des meilleures chaussures.

En ce mois d’août, le paysage est au départ lunaire, sombre et monochrome, puis les couleurs éclatent dans une éclaircie, le sol recouvert de bruyère et de sphaigne irradie, le vert est ici plus vert qu’ailleurs. Des moutons paissent. Si le terrain se transforme en marécage alors la chance de croiser des petites grenouilles brunes est plus grande que celle d’apercevoir des moutons.

Des heures de marche dans ce terrain font apprécier le premier coffee shop qu’on croise, le thé chaud et le scone. Si on a un peu de chance il y a un feu de tourbe qui réchauffe les randonneurs.

Parce que la tourbière est avant tout pour les Irlandais un lieu de travail. Depuis des siècles, elle est exploitée pour construire des chaumières, du beurre y a été retrouvé, conservé à l’abri de l’oxygène pendant des siècles. Elle est surtout utilisée pour produire du combustible.

Au printemps, de grosses carottes de tourbe sont extraites, séchées dans le vent pendant plusieurs semaines pour ensuite être stockées sous forme de briquettes. Depuis deux décennies, la tourbe avait été oubliée au profit du fuel, certes plus onéreux mais plus pratique et ne requérant aucun travail. L’Irlande connaissait alors une explosion économique comme elle n’en avait jamais connu. Avec la crise, la tourbe connaît un regain d’intérêt et son exploitation a repris. C’est ce qu’a fait Johnny cette année. Il a « loué » une parcelle, une machine a coupé la tourbe et il a dû ensuite la transporter avec Maura, son épouse – la brouette roule difficilement dans ce terrain spongieux – faire des tas, revenir les retourner régulièrement afin qu’un séchage homogène s’effectue. C’est un travail long, fatigant et fastidieux mais qui permet de se chauffer environ deux ans pour 200 €. Cette exploitation est remise en question par la communauté européenne : elle détruirait un milieu naturel millénaire, non renouvelable. La création des tourbières est elle-même issue de l’exploitation et la destruction des forêts par les premiers habitants de l’île, il y a plus de 5000 ans. La polémique ne fait que commencer et les Irlandais ne cessent de défier Bruxelles.

Un soir, Maura, l’épouse de Johnny racontait un peu amusée que sa belle-fille, parfois un peu snob, n’aime pas ce qui est trop « boggish », trop plouc. Même si un jour on interdit son exploitation, le bog est définitivement ancré dans le vocabulaire des Irlandais ainsi que le dit le dicton :

You can take the man from the bog but you can’t take the bog from the man.

(On peut enlever l’homme de la tourbière, mais on ne peut pas enlever la tourbière de l’homme. A interpréter librement selon les circonstances, si on estime que la personne dont on parle est plus ou moins boggish.)

Marie-Pierre Eugène