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White socks, 1976

Publié le 05 septembre 2012 par Ctrltab

White socks, 1976

Pour la première fois, j’avais une maison. Un territoire à moi. Je veux dire, pas une chambre qu’on m’avait assignée, non, un espace que j’avais conquis. J’ai ramené mes affaires préférées : ma robe à pois, mes chaussettes blanches, mon peignoir japonais, mes miroirs cassés, ma fleur… Maman dit que ce n’est pas un lys mais, pour moi, elle en a le caractère princier. Sa tige est très longue et fine. Au sommet, ses fleurs s’épanouissent telles des tours de contrôle. Elles appellent le mâle, la germination. Lèvres grandes ouvertes. Maman n’aime pas mes propos : « tu es pire que Freud ! Avec toi, tout prend une tournure sexuelle, c’est fatigant à la fin. » Elle n’ose pas terminer sa pensée, c’est l’un des ses problèmes. A l’inverse, moi, j’essaie toujours d’aller au bout de miennes. Peu importe les conséquences. Donc je poursuis ce qu’elle tait : « avec toutes ces hormones adolescentes qui te travaillent ! Il serait temps que tu te fasses tringler un bon coup et qu’on n’en parle plus ! Passe à l’acte, ma fille, et fous-nous la paix ! »

Je vous passe la vulgarité et l’idiotie même de l’idée. Vu ce que j’ai compris, le problème avec ça, ce n’est pas tant de le faire que de le répéter. De toute façon, ce n’est pas une question de passer à l’acte qui me préoccupe. Contrairement aux autres filles de mon âge, je n’ai pas une hâte folle de la pénétration. Et puis, le grand amour, je l’ai déjà perdu. Alors, à quoi bon ? Ce qui me préoccupe, moi, c’est mon lien avec les plantes, avec mon environnement, entre ce qui vit et ce qui cadre, entre le végétal et les murs de pierre. Même les murs de pierres, je commence à les soupçonner eux aussi de vivre. Ce qui me préoccupe, moi, c’est le passage de frontières. J’imagine que l’acte sexuel lui aussi peut, un moment donné, déplacer ou éliminer les limites. Dans ce cas-là, soit. Mais avant tout, il faut bien partir de soi. L’expérience avec un autre me semble une partie minuscule de ce que nous vivons au quotidien dans l’absorption, la communion ou le rejet. C’est ce que je teste ici.

Je ne passe plus chercher prendre Fred, il me rejoint directement à la maison. Dans notre maison. Elle est devenue aussi réelle que nos jeux d’autrefois. Nous avons joué au papa et à la maman et nous avons déjà trouvé un foyer. Un foyer à notre image dont je suis très fière : ouvert à tout vent, déglingué, torché. On ne sait plus si à l’origine il n’a jamais été terminé ou si le temps a peu à peu perdu son semblant de respectabilité. J’aime cela : qu’on ne sache pas si la maison n’a pas eu de futur dès le départ ou si son passé trop lourd l’a décrépie au fur et à mesure. Usure du temps ou abandon déjà prématuré avant que le temps ne s’y installe ?

Je vous avais prévenu, j’ai l’habitude d’aller au bout de mes idées. Même si cela peut agacer plus d’un, les profs en particulier. Fred, jamais. Il sourit. Il m’écoute attentivement. Je ne suis pas sûre qu’il me suive ou qu’il me comprenne toujours mais ce n’est pas non plus ce que je recherche. J’aime Fred qui est rivé vers moi, suspendu à mes mots pépites, qu’il range soigneusement dans son cœur, à l’abri, on ne sait jamais, en cas de guerre future ou d’un possible assèchement, incongru et ingrat, qui surgirait entre nous.

C’est la fin de journée. Le soleil miroite sur les glaces gisantes à l’intérieur de la maison. La lumière est dorée et les arbres continuent leur incessant froissement mélodieux. L’été s’est installé ces derniers jours. La maison accueille avec précaution cette moiteur lourde. La sueur perle sur ma peau. J’ai envie de me déshabiller. De me balader nue. Je ne garde que mes longues chaussettes blanches et mes ballerines. Il est dix-huit heures. Fred n’est pas encore là. Je commence sans lui. J’installe l’appareil. Je me fonds dans ces premiers jours d’été. Je voudrais les retranscrire. La forêt est trop grande pour moi. Je préfère me claquemurer entre ces quatre murs et découvrir l’animal que je suis face à ma caméra. Ma fleur embaume. A vrai dire, je trouve cela assez désagréable. Mes narines tressaillent face à la menace. La maladie, le rhume des foins. Encore une chose que je n’ai jamais compris : offrir des fleurs à des malades…pour les rendre encore plus malades ? Les achever ? Mais il y a ce truc sexuel, ce parfum, ce pollen agressif, ce truc de nana qui happe les mecs le samedi soir à la sortie des boîtes avec leur minijupe, leur musc sirupeux et leur touffe en l’air. A mon tour, je joue le jeu, je m’imagine abeille. Mâle, je plante mon dard, mon pif, dans la corolle en pétales. J’éternue. Je touche mon sexe. J’ai ma photo. J’agence un système pour pouvoir me prendre seule, puisque Fred n’est toujours pas arrivé et le soleil se couche, je n’aurais bientôt plus la bonne lumière, il faut que je me dépêche. Je demande à mon cerveau de réfléchir rapidement à un dispositif. Je dois arranger les fils pour enclencher l’interrupteur à temps. Je fais un rapide dessin pour bien arranger ma composition et pour me placer exactement au bon endroit. Je crayonne rapidement. Ca y est. J’y suis. J’ai mon installation et je ne suis pas peu fière. Maintenant je vais pouvoir me prêter à ma mise en scène. J’hume les pistils de la fleur excitée, je me caresse en même temps et j’appuie sur mon pied pour prendre la photo. Je recommence la manœuvre, une ou deux fois, et non sans plaisir. J’en oublie que la nuit est tombée. Et que Fred n’est pas venu aujourd’hui. Comme hier. Je finis. Je viens. Je suis fière. J’ai donné. J’ai eu. Je suis persuadée que la photo sera bonne. Je ne me rends pas compte que je suis dans la chambre noire de mon plus grand amour et que je suis en train de définitivement le perdre.


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