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Space², 1976 _ Fred

Publié le 06 septembre 2012 par Ctrltab

Space², 1976 _ Fred

J’ai depuis peu une dent ébréchée qui ne se voit pas. Mon palais supérieur a scié celui du bas lors d’un repas. Je mangeais des quenelles de brochet. C’est idiot, rien de plus tendre, de la nourriture de bébé presque. La douleur a été vide, nerveuse. Sur ma deuxième dent supérieure à partir du centre. Ainsi donc mes dents étaient vivantes. J’ai senti un bout d’émail se fissurer et partir. M’échapper. Je me suis levé de table et je me suis examiné dans la glace. On ne voyait rien. Juste une fêlure verticale et une opacité moins dense, plus transparente au niveau du tranchant. La dent n’était pas en danger. Ma langue l’a touchée pour appréhender son nouvel aspect. Elle seule pouvait caresser le creux formé de l’intérieur par l’accident. Au début, je ne pouvais empêcher ma langue de vérifier si la brisure ne s’était pas empirée. Elle mesurait, inquiète, le manque. Elle tâtait, effrayée, ce qu’elle avait perdu. Elle prenait goût à l’effet abrasif de l’arrière de cette dent à l’opposé de l’aspect si lisse des autres. C’est devenu un tic. Frotter ma langue contre cette râpe secrète qui, depuis par l’action de la salive et du limage, s’est peu à peu adoucie. J’aime sentir le creux menaçant caché à l’arrière de ma dentition apparemment si belle et si forte. Le matin, ma langue la balaie. Quand je suis stressé, cela me rassure. Tout est déjà perdu, me rappelle ce petite vide, alors à quoi bon ? Tu es déjà troué, alors à quoi bon ? Surtout ce défaut ne cesse de me rappeler Francesca. Elle est cette mince lézarde secrète qui me fissure.

Je ne suis pas allé au rendez-vous d’hier dans notre maison. Ni à celui d’avant-hier d’ailleurs. Je parle de rendez-vous, c’est con, il n’y a pas de rendez-vous avec Francesca, on vient et puis c’est tout. Et puis merde ! J’ai d’autres chats à fouetter tout simplement. D’autres chattes à découvrir, en fait. J’étais avec Caroline. On a fait du vélo le long de la rivière et puis mangé des glaces. Chocolat vanille, pour elle. J’ai admiré cette absence totale d’originalité, son classicisme absolu. Moi, j’ai pris banane coco. Parce que cela me rappelait la bite, deux petites boules et une tige. Si j’avais été avec Francesca, ça aurait été l’occasion d’inventer un nouveau mot dans notre typologie du sexe masculin. Le 111ème plus exactement. « Tu sais, ce que c’est un cornet banane coco ? » Je la connais. Elle m’aurait répondu : « Tout dépend si tu prends un cornet pâtissier et de la chantilly en plus ! » Elle est incroyable, cette fille, encore plus salace qu’un mec, je l’adore.

Je n’étais pas avec elle mais avec Caroline. Je n’ai donc rien dit. Nos vélos posés sur la rambarde, on s’est gentiment assis comme les deux amoureux que nous n’étions pas sur le banc au bord de la rivière. J’ai admiré Caroline lécher, consciencieuse, sa glace. Ses longs cheveux blonds chatouillés par le vent se collaient aux boules, ce n’était pas pratique. Caroline restait parfaite, la chevelure sucrée, la bouche humide et la langue qui labourait, l’air de rien, l’objet du délice. Il n’est jamais question de supplice avec elle. Une rose est une rose. Une banane est une banane. Un cornet est un cornet. Les sous-entendus n’existent pas dans cette jolie tête bien faite. Car Caroline est jolie, je dirai même incroyablement jolie. Elle a un corps de danseuse, tous ses gestes sont déliés et sûrs. Elle se tient très droite. A cause de ce maintien presque artificiel, le regard se pense sur sa nuque qu’elle a souvent dénudée et se trouble de la fragilité si douce de cette jointure. Et puis, il remonte jusqu’à son visage volontaire, sa mâchoire de conquérante américaine, sa bouche pleine et ses grands yeux innocents finissent par vous désamorcer, vous désarçonner, vous noyer face au reflet trop tranquille du lac glacé de montagne qui les imbibe. J’oubliais, elle a aussi la taille très haute et les hanches très larges, ce qui donne à ses jambes une allure de toboggan interminable. Elle a un petit ventre moelleux. Surtout, elle a de très beaux seins, rebondis et ronds. Oui, littéralement, de vrais boobs dans lesquels on crève d’envie de se nicher, quitte à mourir asphyxié entre les deux o qui vous enserrent. Ouh ouh ! A vrai dire, Caroline est aussi effrayante qu’une actrice d’Hitchcock. C’est d’ailleurs ce qu’elle veut devenir, une star, une comédienne. Je lui dis qu’elle a tout pour le devenir et sincèrement je le crois. Elle a la froideur et l’appétit nécessaires pour en bouffer plus d’un, plus d’une. Je me trompe légèrement. Comme toutes les filles, Caroline souffre d’un léger manque de confiance en elle. Ce que me confirme la question qui suit :

- Francesca, qu’est-ce que tu lui trouves ?

Il faut que je précise ici que nous habitons un bled paumé où tout le monde connaît tout le monde, depuis l’enfance. Il y a trois écoles ici et c’est tout. L’individualisme viendra plus tard quand nous serons adultes. Peut-être. Ailleurs. Pour l’heure, nous restons à la merci des uns des autres. Nos existences et nos rêves étroitement liés, malgré nous.

Je comprends enfin la raison de ma présence au côté de Miss America, de la star du lycée. La jalousie tout simplement. Je joue le jeu, je ne veux pas perdre mes billes.

- Je ne sais pas, elle est différente, c’est tout.

- Oui, enfin, vous êtes depuis toujours cul et chemise, tous les deux. Tu ne vas pas me raconter qu’il n’y a rien entre vous ?

- Euh, ce n’était pas la question initiale, non ? Elle portait sur Francesca et non sur ma relation avec elle.

- Oh, c’est pareil, tu m’as bien comprise.

- D’où tu connais cette expression, toi ? C’est d’ailleurs la première fois que je t’entends en employer une. Et laquelle, mon Dieu, cul et chemise ! Tu peux me préciser, ça m’intéresse : à ton avis, qui de nous deux est le cul ? Et la chemise ?

- T’es con.

Vexée, elle se tait et retourne à sa glace. Je croque dans ma boule de coco. Sa froideur électrise ma dent ébréchée. Moi, je sais que de nous deux, je suis la chemise mais je ne serai jamais assez pour entièrement recouvrir Francesca, son cul, sa nudité éclatante. Je ne veux pas la recouvrir, l’ensevelir. Même sous sa demande suppliante, sa prière. Je ne veux pas me transformer en son monsieur croque-la-mort. Caroline interrompt le fil décousu de mes pensées.

- Tu peux arrêter, s’il te plait ? Ca me dérange.

- Quoi ?

- Là, le trépignement incessant de ton pied droit. Ca ne va pas ? Tu es nerveux ?

- Ah, pardon, je ne m’en étais pas rendu compte. Tu me fais goûter ta glace ?

Elle me tend son cornet.

- Non, pas comme ça.

Et, là, moi, Fred, seize ans, je ne sais pas ce qui me prend, d’où surgit cette audace. Je lui jette sa glace au loin, balance la mienne et prend la tête de Caroline entre mes mains pour y coller mes lèvres poisseuses sur les siennes et glisser ma langue dans sa bouche. Elle a le goût sucré des écœurantes crèmes laitières mêlées à sa salive curieuse et amère. Je lui roule une pelle. Je pose ma main droite sur la hanche, la gauche sur son sein gauche. Il est doux et ferme. Elle gémit doucement. Voilà, c’est fait. Je respire de nouveau, remonte à la surface, à l’air libre, comme après une longue apnée. Les yeux de Caroline tanguent, son lac intérieur est devenu effervescent. Je balance un « il faut que j’y aille. » Elle me répond oui d’une voix aiguë. Une voix qui n’est pas la sienne, que je ne lui connais pas, aussi fragile qu’un crissement d’un verre en cristal que l’on titille du bout des doigts, avec délicatesse et agacement. J’enfourche mon vélo. J’ai la trique, la selle me fait mal aux fesses. Elle reste assise sur le banc et me demande :

- Fred ?

- Oui ?

- On sort ensemble alors ?

Je lui réponds que oui, merci, c’était bon, il faut que j’y aille, ne dis rien à personne, je t’appelle demain. Et je m’enfouis dans la forêt. J’ai besoin de voir Francesca. De la rejoindre. Dans notre maison. Je suis en retard.

J’arrive en sueur. La sueur de la peur, celle qui sent mauvais. J’escalade jusqu’au premier étage. J’entends des cris et des déchirements. J’entre dans la pièce principale. Francesca est là, nue encore une fois, guerrière. Elle arrache tout le papier à fleurs. Chaque fois qu’un lai se détache du mur, elle hurle de victoire ou de rage, je ne sais pas bien. Elle me voit. Sa beauté est celle d’une bête enragée. Elle n’a aucune des délicatesses de la Caroline que je viens de quitter. Elle est nue, absolument, sans masque. J’avoue, j’ose à peine regarder cette nudité qu’elle m’offre depuis toujours. C’était plus facile tout à l’heure de peloter ce sein inconnu que maintenant maintenir la vision de Francesca déchaînée. Elle me sourit, suspend son action, ne me fait pas de reproche, pour hier, avant-hier, aujourd’hui, non, mais immédiatement m’invite à la rejoindre :

- Viens, Fred, c’est jouissif d’arracher tous ces lambeaux de vieille peau morte. Mais attention, gardes-en quelques uns, tu vas voir, j’ai une idée géniale. J’ai trouvé le moyen de se fondre dans la maison.

- Tu as les ongles noirs et les mains totalement écorchées, Francesca ! Tu devrais au moins mettre tes chaussures. Après je passe des heures à t’enlever les échardes des pieds.

- Oh, la, la, tu t’es pris un coup de réel dans le pif, on dirait ! Ca ne te va pas de ne pas me voir pendant plusieurs jours. Regarde…

Elle se dirige vers le pan de mur entre les deux fenêtres principales. Y gisent encore quelques bouts du papier à fleur. Elle se glisse derrière, cache son torse, sa tête et ses jambes. N’apparaissent plus que son ventre, son nombril, son bras gauche, ses mollets et ses pieds. Elle est devenue l’âme de la maison.

- Tu vas me prendre ainsi en photo, tu as compris ? C’est beau, non ?

- Oui.

Je m’exécute. Je ne lui dis pas que ses pieds ont l’air de souffrir autant que ses mains, qu’elle ressemble de plus en plus à cette maison, oui, qu’elle devient aussi brinquebalante et cassée qu’elle, qu’elle me hante, qu’elle m’étouffe, qu’elle me fatigue, que je l’aime à perdre raison, que je ne sais pas comment la sauver de tout ça, que cette maison est vraiment maudite, qu’elle me la vole, que je suis en train de la perdre, que j’ai embrassé goulûment Caroline tout à l’heure et que je crève d’envie de la baiser, de la reprendre, de me rattacher à elle comme un naufragé embarqué dans un navire trop grand pour lui. A la place, j’embrasse les orteils et les doigts de Francesca. Je me love dans ses bras. Je lui dis seulement combien elle m’a manqué. Et je joue au photographe pour elle. Je la saisis dans son être incandescent et fou à lier dans ce squat perdu en plein milieu de la forêt. Parce que c’est le seul moyen pour la calmer. Le moment de la pose devant l’appareil photo. Alors elle accepte de s’immobiliser, son cœur s’apaise, elle devient mon modèle. Elle devient qui elle est. Mais ce n’est pas moi qui la capture mais seulement un procédé mécanique et une pellicule en noir et blanc.


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