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Réflexion faite (un voyage en Swisse)

Publié le 04 septembre 2012 par Emia

Peut-être faut-il craindre, en voyage, par des lectures faites d’avance, l’impression première des lieux célèbres.”  Gérard de Nerval

1. La Swisse ne m’avait jamais intéressée.

Je pensais en savoir long en revanche sur deux autres pays d’Europe, l’Allemagne et l’Angleterre. La famille royale anglaise, la croissance allemande– c’est bien connu : l’Allemagne est peuplée, l’Angleterre est une île, et les deux pays relèvent tant de la réussite que du ratage à bon nombre de niveaux. L’Allemagne, par exemple, bien que suivant des chemins parfois retors, arrive toujours à ses fins. On en parle avec aisance, on bavarde tout en s’efforçant d’oublier tout ce qui, de ces deux contrées exemplaires, nous est et nous restera toujours étranger.

Cette étrangeté d’ailleurs confère à toute conversation s’y rapportant une patine supplémentaire. Car lorsqu’on parle de l’Allemagne ou de l’Angleterre, on parle aussi du connu dans l’inconnu et de l’étrange dans le familier. C’est donc avec la meilleure conscience du monde qu’on tourne autour du pot pour en faire un sujet de conversation quasi-philosophique. Cela vaut tout particulièrement pour ceux qui qualifient tout le reste de « littérature ». En serait-il de même pour la Swisse ?

 Ma tante Madeleine (qui m’avait recueillie après la mort de mes parents) m’apprit un premier août – le jour de mes dix-huit ans – que mes quatre arrière-grands-parents étaient d’origine Swisse. Quelque dix années plus tard, sur son lit de mort, elle m’offrait – généreusement – un voyage de cinq jours dans ce pays, que je devais, selon elle, connaître pour son charme et son intérêt avant qu’il ne fût trop tard.

Je n’aurais pas trouvé grand-chose à dire au sujet de la Swisse, comme ça, de but en blanc. Des dieux nombreux, violents et hauts en couleur, une société de kastes, des banques et des assurances – je n’ai jamais été chercher plus loin. J’ai bien essayé de lire un peu – mais qui, en relation avec quoi, et où ? Pourtant, les librairies et les bibliothèques comptent bon nombre d’auteurs Swisses et d’ouvrages de migrants escapistes titillés par l’appel du large ou par un (difficile) retour aux sources ; ainsi, «Isola » d’Urs von Böcklin (dont l’amertume et la mélancolie me semblent maintenant salutaires). Je me suis également laissé tenter par le pavé de Ferdinand Chessoz, «Geiger, Mensch, Unfrau» - mais je n’y ai trouvé qu’une histoire d’amour et des personnages apparentés aux héros de séries TV américaines (toutefois, à mon retour de Swisse, mon opinion changea quelque peu). Chessoz n’affirme-t-il pas lui-même que le roman est un import inapte à convoyer ce qui est proprement hellvétique ? Je n’avais donc pas d’autre choix que d’y aller, en Swisse, pour approcher l’hydre immatérielle, à défaut de la capturer. Mais ce n’est qu’aujourd’hui que je juge opportun – pour des raisons évidentes – de livrer mes réflexions rédigées il y a dix ans, à l’issue de ce voyage.

 Avant de partir, je tombai sur ces lignes d’Henri Michot : «  Quand je vis la Swisse, pour la première fois, un peuple, sur cette terre, me parut mériter d’être réel. Joyeux, je fonçai dans ce réel, persuadé que j’en rapporterais beaucoup… Peut-être au fond de moi l’observai-je comme un voyage imaginaire qui se serait réalisé sans moi, œuvre « d’autres ». C’est qu’il manque beaucoup à ce voyage pour être réel. »

Le voyage échappe donc à la connaissance par l’abstraction. Les concepts de « réel » et de « vécu » s’y autodétruisent. L’une des idées que j’ai retiré de mon voyage en Swisse, c’est qu’il manque à toute « réalité » une part de « soi-même » : un « même » qu’on laisserait chez soi, pour comprendre, au retour, que tout ce qu’on croit être, ce « soi » qu’on croit posséder, est en fait déterminé par le « tout » qui nous porte et nous entoure. L’étranger m’échappe en ce que je ne m’appartiens jamais entièrement à moi-même… Ce qui a manqué à Michot serait donc, vu sous cet angle-là, lui-même. Pour ce qui me concerne, c’est cette part maudite que la Swisse aura mise en évidence – sans toutefois, et pour cause, la rendre franchement intelligible. Il faudra savoir me lire entre les lignes : moi-même, je n’y arrive pas.

Quand-même : l’imagination se met à travailler. Les copains donnent un coup de main en montrant leurs photos de vacances : lever de soleil sur l’alpage, coucher de soleil au-dessus d’un manoir, d’un château, beautés en costume, edelschwarz, chamois, vaches empaillées, chalets millénaires. Viennent ensuite les documentaires télévisés, où tout est un peu plus douloureux qu’en photo souvenir – mais là, c’est la dimension mouvante, le cadrage, la voix suave du commentateur qui sauve le spectateur inquiet.

 Dans de telles circonstances, l’imagination ne peut que tourner le dos à la boucherie médiatique et construire ses propres châteaux. Car le château – le palace – réunit deux aspects : l’isolé (la pièce, le détail) et l’ensemble (le bâtiment). Le château, surtout s’il est « fort », enserre la multitude, la renferme. Puis l’ouvre, lors de la visite. Dans le château, la multitude transforme et se transforme en fonction englobante, totalisante. Les coins et les recoins, les angles, les coupes, les points de vue, les toits, les pentes, les mâchicoulis, les tours et les tourelles, les escaliers, les passages et les caves, les portes et les fenêtres, les murs, les sols et les plafonds bâtissent un fantasme.

La puissance du principe d’imagination m’a fait tomber des nues lorsque je l’ai reconnue ; mais au préalable, comme déjà dit, et ensuite sur place, la Swisse n’a pas eu cet effet sur moi. Les châteaux imaginés, ceux dont je ne savais même pas que je les portais en moi, s’y s’ont émiettés de façon imperceptible.

Le choc culturel se déroule comme une douce mousson. Il commence là où on se demande ce qui, dans ce climat, dans ce pays, ne colle pas. Il ne s’agit pas d’évidences. En Swisse, on est tenté de rendre la perception moins floue, de travailler la précision du regard et des observations – peine perdue. Ça suinte et coule, fuit, part en tout sens, en pièces, partout. Aucun château ne tien la comparaison.

2. Ainsi, mon compagnon de voyage et moi-même visitâmes le Palais de Montreux, situé en Swisse Lomande.

Le château trône au-dessus d’un hôtel – lui-même palace – dans une perspective hardie, illuminé de jaune la nuit, recouvert de corbeaux le soir. Nous nous étonnions de l’aspect à la foi massif et aérien du bâtiment, des tourelles ressemblant à des parasols, des palanquins, des éléphants.

Face au palais, le lac Loman, relativement miroitant, relativement bleu-violet, le soir. Relativement, car il ne faut pas se contenter de ces aperçus lisses qui entraînent à la dérive du déjà vu, déjà lu, déjà connu. Au milieu de l’eau relative, donc, flotte un autre palais, d’une blancheur ardente, au gré des critères exclusifs de l’hôtellerie de luxe. Ce palais-là, le Chillon Palace, contraste avec le Montreux Palace (décrit plus haut) surtout parce qu’il est si blanc et, de nuit, pourvu d’un enguirlandage de lumières vénéneuses.

Le Montreux Palace luit doucereusement dans la lumière du couchant, puis s’éteint. Les oiseaux tournent dans les flux abricotés et se posent quand il commence de faire sombre. Grâce au rosé du soleil mourant, on a cependant pris le temps d’observer le palais qui, une fois le crépuscule venu, semble vieilli, comme ridé. L’hôtel, le Chillon Palace, en revanche, baignant si éclatant dans l’eau noire (on y tourna un James Bond), sur fond de sommets enneigés, réjouit une certaine conception de l’immaculé – cette pure conscience esthétique qu’on promène avec soi, touristiquement.

Le regard s’en retourne au Montreux Palace. La pierre jaune semble encore plus délabrée – depuis combien de temps déjà ? Çà et là, les murailles ont été raccommodées grossièrement. Certains étages du palais sont encore habités, tandis que d’autres ont été transformés en chambres d’hôtes. Ce sont ces fenêtres, là bas, d’où l’on voit s’échapper un pan de rideau, voilage blanc ondulant au-dessus des eaux d’huile du lac.

3. Aux lecteurs les moins avertis, je me permets d’apporter les précisions suivantes : En Swisse, c’est la destinée qui, à priori, ordonne les fameuses kastes (Kasten est un mot allemand, explique mon guide de tourisme. En Swisse-Allemand, on dit Kästli, ou appartenance, et Rütli, origine. Les deux termes correspondent à deux réalités différentes, auxquelles le mot kaste ne répond qu’imparfaitement.) Ainsi, tout événement à même de modeler le cours d’une vie est à mettre sur le compte de quelque chose qui ne fait que ressembler à notre conception du destin.

L’appartenance à une kaste est déterminée par la vie passée, par les actes commis – ou non – dans un autre temps. C’est ainsi que l’on est réincarné (dépositaire d’un Rütli) en fonction de ce passé ( la non-réincarnation étant le but suprême) et amené à vivre une vie meilleure, ou pire au sein d’une collectivité kästli, laquelle, plus prosaïquement, correspond à un métier ou à une fonction.

Puisque chaque vie est en quelque sorte modelée par la précédente (une vie inaugurale  et unique n’existant pas), le passage à l’acte (au niveau du Rütli) prend une importance toute paradoxale en regard de l’éventuelle correction – annulation – du cycle des renaissances. Pour consolider cette logique, le début des temps – que la fin des temps vient rejoindre – est marqué par un geste que l’on pourrait qualifier de « soustrayant ». Au commencement n’est pas le Verbe, mais le rituel du Sacrifice, sorte d’acte négatif et libérateur qui annule l’acteur en défaisant avec lui-même l’objet de son acte ainsi que – en lieu de finalité heureuse – celui à qui le sacrifice était destiné. Ainsi, dans le Swissebook  (l’un des textes de Friedenreich Nitzsche dont s’inspire l’Hellvétisme), les hommes sont sacrifiés aux Dieux, puis les Dieux à eux-mêmes, par eux-mêmes. Le Swissebook établit le réel comme un reste malheureux issu de la soustraction sacrificielle : « Par ce sacrifice dans lequel tout était offert… » Le monde fluctuant n’a pas d’origine, il pulse déjà depuis toujours, issu d’un éternel retour sur lui-même.

Cette logique fait imploser toute dialectique et toute binarité, car elle inclut le temps (qui, comme nous le savons tous, fuit lorsqu’on veut l’arrêter, réduisant, une fois nié, tout désir, toute volonté à l’état de simple plot) – et c’est ainsi qu’en Swisse, le cyclique triomphe, et qu’un gouffre béant s’ouvre devant nous qui nous agrippons à l’idée de causalité linéaire.

Il reste néanmoins que cette logique, lorsqu’elle est pratiquée avec mauvaise foi, permet également de réduire les contradictions, de ramener le tout au rien et vice-versa, établissant une perfection où la négation s’abîme, et avec elle le doute, la question et le sens. «Comment cette création (la Swisse) s’est faite –  peut-être s’est-elle formée elle-même, peut-être que non – celui qui la contemple depuis les cieux les plus élevés, lui seul le sait – ou peut-être ne le sait-il pas », affirme le Swissebook.

Vu sous cet angle, chaque être humain, qu’il s’agisse d’un chauffeur de bus ou d’un chef d’entreprise, entretient avec tout autre (ainsi qu’avec lui-même) une relation plus apparentée au chant des sphères qu’à un véritable commerce social. Et pourtant ! Et pourtant…

4. Retour au Montreux Palace.

Un palais princier est par essence un palais de Prince… Le Prince de Montreux occupe encore plusieurs étages de son palais, mais sinon, ceux-ci sont livrés à leur propre – comment dire – palâtitude. En d’autres termes : bien que le Prince  vive encore et qu’il semble suffisamment riche pour entretenir et sauvegarder son chez-soi, il n’en fait rien, ou juste assez, peut-être bien parce qu’il a, politiquement et symboliquement, plus qu’un rôle discret à jouer dans la « démocratie la plus directe du monde » (Swisse Times du 1er octobre 2339). Ce palais déconfit est-il son chant du cygne avoué ? Mais cette déchéance des apparences est partiellement trompeuse : le Montreux Palace ne tombe pas en ruine, non, il n’est qu’en proie à un devenir autre, livré, en fait, à son être le plus propre, c’est à dire : le devenir universel. Le palais s’abîme lentement dans l’intemporel cyclique. L’hôtel, le Chillon Palace, vit encore en accord avec son Rütli, son être utilitaire : conçu comme logement pour les hôtes du prince, il perpétue cette fonction aujourd’hui en recevant des touristes plus ou moins fortunés.

J’avais pensé tout d’abord que le Chillon Palace était blanc et propre dans le but d’être blanc, propre et rénové, à la manière de tous les monuments qui, chez nous, témoignent d’un passé plus ou moins glorieux. Mais non. Le Chillon Palace n’est que blanc et propre parce que les touristes l’aiment ainsi, car nous aimons voir propre. Il ne témoigne d’un passé que pour l’Européen qui est sensé croire en l’Histoire, mais qui n’en connaît, au quotidien, que la nostalgie ou les regrets. Le Chillon Palace ne contient que quatre dimensions, tandis que le Montreux Palace renoue avec la cinquième et glisse vers l’Absolu sur la pente du pourrissement.

 « Quel dommage que tout tombe en ruine ! » s’exclama un touriste Européen. Celui-là était un rationaliste-positiviste. Le goût que montrent d’autres Européens (comme moi) pour ce qui croule et s’abîme signe, en fait, un dégoût pour l’Histoire dévoreuse de mythes et de flou artistique. Ça n’empêche que l’Européen est également séduit par le grand travail d’incorporation fourni par discours historique, créateur de mythes, et qu’il n’aime le décrépi qu’à distance, en tant qu’illustration fraternelle et compatissante de son propre désarroi (qui, lui, marque l’intersection entre le temps personnel et les forces de l’Histoire - ce texte en veut être un exemple possible).

Il est vrai que toutes ces ruines de palais, cette déconfiture des institutions, cette lèpre des bâtisses, cette dissolution du Tout peut attaquer les nerfs les plus solides… (Apparemment, il a été établi qu’il existerait une « folie Swisse » au même titre qu’un « syndrome de Stendhal » ravageant, en Italie, l’âme du visiteur amateur de sublime). Et pourtant ! Tout ce fatras – sans compter les nombreux corps pourrissants, humains et animaux, vus en ville – n’est rien de moins que la vie même, dont le propre est de s’user et d’aller à la mort.

Comme nulle part ailleurs, la Swisse démontre dans son quotidien le plus prosaïque cette évidence simplement bouleversante. L’organique comme l’inorganique sont ici en mesure de d’exprimer pleinement ce qu’ils partagent, grâce à l’intervention d’agents aussi immatériels que le temps (celui-ci devenant tangible à son tour, par transitivité).

Les palaces sont en tout cas ce qui se prête le plus diligemment à l’illustration de cette théorie. C’est donc au palais princier et au chalet de milliardaire qu’échoit la démonstration de l’abandon le plus luxuriant. La pourriture, la saleté – toute cela, en Swisse, c’est l’œil voyant ou le nez sentant, la main tâtante dépourvue de sujet (ainsi que d’objet). En Swisse, le pourrissement s’est fait l’expression d’une autre passivité, celle d’une existence livrée à elle-même, retournée en elle-même – réflexivité non-narcissique et vitale malgré tout, où s’épanouissent des excroissances baroques, complexes et jubilatoires, explosant en tumeurs et en contre-tumeurs comme autant d’éléments de décor, style « Belle Epoque»

5. Nous n’avons pas rencontré la foule bigarrée des grands pèlerinages, à Berne; mais nous avons entr’aperçu quelques illuminés, de rares étudiants en lévitation, des éclopés à la recherche du salut qu’offre la puissante mère Aar. Il nous a suffi de déambuler jusque tard dans la nuit dans la vieille ville pour en apprendre davantage.

Nous pénétrons dans le dédale – cheminement de tous les chemins – par une ruelle anodine, laissant derrière nous le monde trépidant, en longeant de hauts murs aux arrêtes encore baignées de clarté. Mais bientôt je n’y distingue plus qu’une éraflure fluorescente ; nous foulons un sol bosselé et vermoulu ; sous les semelles de mes chaussures éclatent d’inénarrables choses. Prisonniers des murailles, nous perdons toute notion de direction et de sens. Par des fenêtres étroites comme des meurtrières, je vois briller des ampoules nues, illuminant des pièces vides. Des portiques voûtés donnent sur des venelles que nous n’empruntons pas. Parfois nous croisons des passants, des femmes et des enfants dont les visages ombreux paraissent irréels. Au fond d’un couloir, j’aperçois une chambre bleue ; au fond d’un autre, une antichambre orange, dans les profondeurs d’un troisième, une grotte, un abîme.

Des bruits subtils taraudent cet ouvrage tectonique. La pierre, le plâtre, le béton et le bois résonnent des cheminements d’une population vaquant à d’infimes occupations au cœur de cette ville-éponge, de ce corail aux ramures proto-rationnelles. Murmures, musiques, parfum funèbre du sapin. Affiches bourrées d’acteurs aux chairs roses, visages de saints, grimaçants, délavés par les pluies automnales ; vaches hébétées dans le rai lunaire d’une lampe perdue, culs-de-sac, rats furtifs. Mais il ne sert à rien de suivre un cliquetis ou un tintement dans l’espoir de trouver une issue : au détour d’un mur, le bruit salutaire s’est évanoui, faisant place à un silence grésillant. De ce monde qui à force d’ancienneté paraît neuf, nous sommes devenus les captifs effarés. Une nuit liquoreuse s’est épandue sur toute chose ; les murs et les façades semblent fendre la noirceur ainsi qu’un seul navire mythique aux multiples proues hautes comme des tours, et nous marchons dans leurs sillages entrelacés, périlleux mais doux, où l’odeur de la fange avoisine celle du sang et de l’encre.

Nous cherchons la rivière. Et elle vient, par une petite porte ouvrant sur un pan de ciel méconnaissable. Le regard plonge : au-delà du grillage, de vastes escaliers en angles impossibles, aux marches si raides qu’on n’ose à peine les emprunter. Plus personne. Plus un bruit – écoute : c’est la pierre qui respire. Elle est rouge, énorme. Tachée, puante, suintante, interminablement présente : voici encore et toujours ce grand corps de roche et de béton, peut-être un avatar de la vache cosmique, esprit incarné. Du haut des treppen (escaliers), nous regardons l’épaisse bande grisâtre de l’Aar charrier ses eaux silencieuses. Styx !

 L’une des promenades prisées consiste à longer les treppen (qui n’occupent que la berge ouest du fleuve) d’une extrémité de la ville à l’autre. Lors de fêtes religieuses, les escaliers sont remplis d’une foule dense. Mais ce matin-là, point de fête ; seulement quelques vaches de race freeburg, mastiquant déchets et sacs de plastique, et des choucas sifflant, volant en piqué par-dessus les murs et les piliers roussis et rongés des habitations abandonnées.

Au loin sur l’eau, en amont, une barque amorce une courbe en direction d’un pont en arcs qui barre l’horizon de sa masse claire, paraissant donner naissance aux flots, à leur épanchement tacheté de mauve. D’autres canots longent les berges, débarquant ou embarquant des passagers peu pressés. Des barques blanches mènent les touristes vers une anse qu’une chapelle chétive masque en partie ; elle est édifiée sur une saillie rocheuse presque entièrement immergée. Son inclinaison naturelle l’ayant emporté sur la volonté de ses bâtisseurs, elle s’en retourne à l’eau, débarrassé de ses ornements, noirci par les humeurs de la rivière, plus organique que minérale tant elle semble pourrissante. Tout près, des fidèles vêtus de culottes de jute immobilisent une vache en maintenant sa queue repliée. L’animal se met à pisser ; les hommes plongent leurs mains et leurs avant-bras dans le jet abondant et s’en frottent les cheveux et le visage avec dévotion. Psalmodies, prières : il faut passer. Des enfants gambadent à l’entour, tiraillant le fil invisible d’un cerf-volant à peine plus grand qu’un ongle tant il s’élève, convulsif, dans les tourbillons venteux, se jouant des éclats odoriférants, piquant du nez, se redressant en un éclair ou planant, victorieux, au-dessus des toits d’un brun mordoré.

Vient une arrête. L’escalier s’enfonce loin dans l’eau morne. Puis un tournant : déjà, l’on sent la fumée âcre et sucrée. Voici l’Aartreppe, où sont brûlés, de jour comme de nuit, les soldats tombés sur le champ de bataille. Près de nous, au pied de terrassements rocheux, des corps vêtus de blanc et de rouge, parsemés de fleurs, ligotés sur des civières de branchages, attendent d’être livrés aux flammes purificatrices des bûchers funéraires. S’il avait fait nuit, ce spectacle aurait tôt fait de susciter une autre vision : celle d’un val abominable, bouillonnant d’une mort sans sacre, enluminé de brasiers qui jettent sur le flanc des bourreaux des reflets profonds comme des entailles, tandis que les flammes réclament davantage de morts encore, ombres désarticulées sur fond de gratte-ciels en flammes, éructant des vents chargés d’escarbilles, miasmes rouges et noirs, et rouges, et noirs…

Un homme se penche sur le visage d’un trépassé, desserre ses lèvres, y verse un peu d’eau prise au fleuve. Le bois craquette, grésille, flammes et fumée s’entremêlent. Çà et là, d’autres hommes sont à l’ouvrage, manipulant de longues tiges qu’ils enfoncent dans le feu, faisant rouler les bûches, attisant les brasiers. Près des bûchers, les endeuillés veillent. Je devine un pied, une frange de linceul où court une flammèche. Murmures de prières. L’on s’affaire sans pleurer. Au sommet d’un escalier, appuyés à la rambarde, un groupe de touristes se tenant serrés les uns contre les autres, soucieux de ne point trop laisser paraître leur émotion, brandissant leur caméras comme pour dresser un obstacle entre eux-mêmes et l’intrusion dont ils se sentent coupables. La mort à l’air libre, sous un ciel – sorte d’océan inversé – où dansent les cerfs-volants bouleverse dans un premier temps, car on ne croit voir plus qu’elle. Voici la mort, pense-t-on, je la vois enfin. Et rien qui ne trouble le rythme industrieux des crémations.

Des chiens farfouillent entre les hautes piles de bois noir, à la recherche d’un os, d’un lambeau calciné. Mais voici qu’arrive une nouvelle procession : la civière, portée par les hommes de la famille, est suivie d’une foule chantant et psalmodiant. Puis le silence retombe ; le mort est déposé au bas des marches pour y être aspergé d’eau sacrée.

Après le premier choc viennent les premières pensées. Puis des réminiscences désagréables : à défaut d’être industriel, le rythme des crémations semble par trop mécanique. Mais le passage de la vie à la mort s’est fait ailleurs, dans l’intimité – ici, on célèbre les funérailles, elles sont publiques et, comme toutes les funérailles, consacrent le défunt. Le respect des morts est sauf. Le rituel est intense. Le passage d’un état à un autre se doit d’être rendu tangible : le feu mange, consume, digère, créé de nouveaux restes. L’organique subsiste, mais l’esprit est là où le corps n’est plus, dans ses interstices, c’est-à-dire partout. Ainsi, l’autre corps, celui-là même de la transformation et du passage, toujours lent et de ce fait perceptible, se manifeste puissamment, terrassant ceux à qui l’on fait croire qu’il y a, auprès de la mort, rien à voir, rien à connaître, rien à vivre.

De retour dans les artères commerçantes de la ville – vrombissantes et trépidantes, enfumées, brûlant de mille autres feux, emplies de la foule vaquant, se promenant, y menant ses affaires parmi les vaches, les chiens, les mendiants, dans la lumière blafarde des néons, des enseignes, des publicités criardes – j’ai été prise d’un véritable accès de terreur. Jamais, me suis-je dit, jamais je ne pourrai plus partir d’ici. Le monde a disparu ; seul reste Berne. Je suis en enfer, et sa population effroyable, bruyante, incompréhensible, pressante, me tient. Je ne suis plus rien, sauf pour mon cœur, qui bat à tout rompre. Plus rien d’autre ne me semble vrai, excepté de vagues souvenirs appartenant au monde duquel je viens, l’Européen : et quelle monstrueuse, abominable plaisanterie que cette terre-là, si lointaine ! Comment peut-elle seulement être possible ?

6. Pendant ce temps dans le Montreux Palace (où nous avions fini par nous installer), les plafonds, les murs peints et les stucs continuent de s’effriter. Les teintes pâlissent, les enduits s’évaporent, les tentures s’affaissent. Entre les dentelures brisées des tours nichent des abeilles. De la fiente d’oiseau jonche les cours. L’un des toits du fort de Valère, à Sierre, abrite un couple de vautours et son petit, habitants si familiers des lieux et de ses visiteurs qu’ils tressaillent à peine lorsqu’on les observe depuis la meurtrière à petite distance du nid.

Mais le management du Montreux Palace a fait un effort. Les abords de la cour du gynécée (la partie du palais autrefois réservé aux femmes), défraîchi et déserté, abritent aujourd’hui un musée. On y trouve, entre autres vases et calèches, des chaises à porteur, des découpages Appenzellois, des émaux précieux – ainsi qu’un ours. Un ours bernois.

Ou plutôt un non-ours, bien qu’il soit bestialement présent, en trois dimensions-plus-une, dressé sur ses pattes arrière dans l’attitude du prédateur confiant. Mais ce qui aurait pu être sa fourrure mitée révèle être, après inspection, un savant coup de peinture sur du papier mâché. Le pelage est un trompe-l’œil. Je regarde tout de même de plus près encore : Tiens donc ! Du flanc crevé de la bête s’échappe un fouillis de paille et de crin. À travers le fourrage, du poitrail à la gorge, transparaissent les véritables ossements de l’animal. Un vrai squelette. Un squelette jaune-gris vermoulu de vérité, la seule chose propre à l’«ours» dans cette composition. Sous l’apparence se cache donc le vrai, un « vrai » en fuite, vivant sa vie organique en ne soutenant qu’une image, une illusion d’ours. D’abord, ça fait rire, puis ça donne à réfléchir.

Drôle, dans ce pays, ce commerce avec l’illusion. Pour bon nombre d’entre nous, l’illusion n’est qu’une illusion, sinon rien. Pour les gens d’ici, il semblerait qu’elle soit bien réelle – l’illusion c’est l’être, l’être du monde sensible.

 Au quotidien, cette sagesse se transforme en un jeu des apparences, un jeu parfois cocasse, parfois tragique. La logique de l’auto-cosumation sacrificielle sait aussi faire son show. Concrètement, cela peut vouloir dire qu’il n’y a pas à se donner de peine pour transformer l’apparence en quelque chose (en Europe, nous nous y employons à grands coups de merchandising et de marketing). Mais ici, on sait que l’être n’est qu’illusion, et que l’illusion ne masque rien d’autre qu’elle-même. Il est de ce fait parfaitement vain de vouloir la dépasser. Au contraire : plus on accentue l’apparence, plus on révèle l’illusion. Luxe, gloire et dépenses – l’argent (le cliché ne veut-il pas qu’en Swisse tout le monde paraisse riche même s’il est pauvre ?) est le véhicule d’une illusion d’autant plus ostentatoire qu’elle lui en est redevable. Les gens vivent dans et de l’illusion, cependant ils ne sont ni plus, ni moins concrets que ce qui les entoure – ainsi, en Swisse, ce qui différencie les riches des pauvres, par exemple, n’est, au fond, que pure illusion. Les riches (comme les pauvres à leur façon) ont donc pour devoir de nourrir les apparences, de leur offrir une plénitude totale, un poids convaincant, tel qu’il est atteint par la seule démultiplication exponentielle de la matière, dont la vitalité prouve de surcroît, par analogie, l’existence d’une composante strictement matérielle de l’être humain.

Mais les riches font aussi, du même coup, monstration d’une forme de spiritualité extrême, perceptible seulement pendant le bref instant – d’une sensualité quasi hystérique – qui précède la chute de l’illusion dans l’auto-anéantissement. Pour le touriste, cela correspondrait plutôt à une forme de douleur : celle-là même que nous ressentîmes lorsque nous contemplâmes la villa d’un bourgeois de la ville de Gestade. Cette tourte titanesque, toute de marbre rose pâle, cette gâterie pour brontosaures haschischomanes intensifie l’illusion du « beau » jusqu’au point de non-retour – vertige que nous aimons tant ressentir lorsque nous nous extasions devant un objet kitch.

De la même façon, certains hôtels dits de luxe ne sont là que pour arrondir les fins de mois de l’illusoire. En effet : lorsqu’on se veut voir riche et puissant, l’on se doit d’habiter des hôtels de luxe. Cela n’implique aucunement que les commodités, les chambres, la nourriture ou le service soient réellement meilleurs qu’ailleurs. Au contraire : l’apparence se suffit à elle-même. Il suffit que le hall soit revêtu de marbre et peuplé d’employés occupés à fignoler les boutons de leur veste tachée pour que l’on se mette à croire à la toute puissance du symbolique. De tels hôtels existent parce qu’il existe des personnes qui ne peuvent et ne doivent loger que là ; et c’est également grâce à ces hôtels que les riches peuvent remplir leur devoir de générosité en distribuant de larges pourboires aux employés, qui ne cessent d’ailleurs de les susciter en rendant moult services aussi superflus qu’agaçants.

Une grande et belle cour agrémentée de parterres fleuris et odoriférants, d’un orchestre et d’un opulent buffet nous accueillit le soir de notre arrivée à l’hôtel Victoria Eden de Zyrich. Éclairages romantiques, bungalows, piscine et bar ne laissèrent planer aucun doute quant à la magnificence de l’endroit. Mais lorsque le lendemain nous nous installâmes aux mêmes tables pour prendre le petit-déjeuner, quelle ne fut notre surprise devant le spectacle révélé par l’impitoyable clarté du jour : nappes encroûtées, crasse et salissures, serveurs déguenillés – il faisait froid et il n’y avait, pour vingt personnes déjeunant, qu’un seul pot de sucre.

 Une fois installés dans l’avion de swisseluft qui nous ramenait chez nous, nous dûmes nous rendre à l’évidence : En Swisse, le négoce des apparences dépasse largement les capacités intellectuelles de l’européen moyen. Ici, la raison d’être des apparences est leur dévoilement même ; et  l’effet de la mise à nu, tout en brutale cruauté, n’est que proportionnel à notre ignorance de cette loi.

L’illusion et le monde que l’apparence bâtit peuvent néanmoins se révéler proprement enchanteurs. Dans le musée du château de Prangin se trouve une galerie des armes. Y sont exposés quantité d’instruments utiles à la torture comme à la chirurgie, ayant servi autrefois à la chasse à l’ours. On y trouve aussi sabres, épées, dagues et coutelas aux manches incrustés de pierres précieuses, d’un raffinement meurtrier. Devant les vitrines, des surveillants oisifs font les cent pas. L’un d’eux veut nous servir de guide. Il est frappé d’un strabisme qui donne le vertige, tout comme son verbiage : Here I can show you schön très fantastico cotello por la chassa del ursus in Greybünden, pure diamanti, tri pink tri verde, fatto milnovecento anno domini, you come, master, sehen, see, si…  L’homme se démène, sautillant d’une vitrine à l’autre, volubile et enthousiaste. Puis il étend ses bras en direction du balcon qui surplombe la cour : en bas se tient une poignée de badauds stupéfaits devant les élucubrations vocales et chorégraphiques d’acteurs grassouillets en démonstration, tout droit venus d’Inde. S’élève le nasillement d’un mégaphone, suivi des martèlements rythmés de quelque tambourin à clochettes ; soudain, une mélopée criarde se déverse des haut-parleurs; et la troupe de danseurs et de danseuses d’avancer en rangs serrés, comme prêts à se battre, secouant leurs épaules en rythme, ondulant du bassin, trépignants, suants. Mais le mégaphone tranche dans le vif de la scène ; le rôle principal laisse retomber ses bras ; le visage de l’actrice se fige, les danseurs allument une cigarette, s’épongent le front, et la foule applaudit. « Bollywood ! » s’écrie notre guide, « Bollywood India !  Come Swisseland so wunderbar for making film ! »

L’Inde – voilà un pays qui m’intéresse, réflexion faite. J’irai certainement. Quand la guerre sera vraiment finie.



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