Françoise Ascal, Lignées

Publié le 09 septembre 2012 par Angèle Paoli
Françoise Ascal, Lignées,
Æncrages & Co, Collection Ecri(peind)re, 2012, s. f.
Dessins de Gérard Titus-Carmel.


Lecture d’Angèle Paoli

UN RÊVE MINÉRAL


  Marche à travers la forêt obscure des signes, Lignées est l’énigme d’une vie immémoriale, semée de figures sans visages. La narratrice/la poète, semblable à celles qu’accueillent les fougères, pétrie de froid ou de peur, chemine vers les lointaines collines du « grand est » originel, inaccessible et rêvé. En lisière de la quête, se vit/se dit le manque. Manquent la lumière et l’air, « la solitude et son vertige », « la mystérieuse banalité offerte à fleur de terre ». « Une vie entière à poursuivre la lumière, est-ce raisonnable ? », interroge Françoise Ascal. Manque dès avant la naissance, la matrice douce d’une mère aimante. Au cœur de l’écriture, arrimée à la noirceur de la naissance, gît l’enfance confisquée. « Froidure/effroi » dominent, même si le parfum mentholé de la lumière ruisselle parfois dans le cresson. Comment se désengluer « du sans-forme du sans-fond » et retrouver la pureté du silex ? Comment rejoindre la passe, en franchir les eaux sombres, et, du doigt, soudain, toucher « l’or de l’énigme » ?


   En quête d’une histoire et d’un passé, en quête surtout d’une issue lumineuse, Françoise Ascal fait lever sa lignée. Au fil des pas et des pages, une « ancêtre bienveillante », des tisseuses de chanvre « aux mains usées par le fil », des mineurs forant des trous dans le noir, des serfs et des « faneuses de juillet », accompagnent la poète dans son cheminement. Dans la lignée, manque la mère, dont ne demeure que la « Mémoire ombilicale en forme de laisse », manquent les hommes « tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. » Comme dans certains contes nordiques, au cœur même de l’épaisse noirceur, survient une marraine à « voix de sirène » qui scande à l’oreille de la marcheuse de mystérieuses formules pour lui montrer la voie : « Tire, tire comme sur un fil de soie, dit-elle. Arrondis ton geste et tire délicatement. »… « Respire, dit-elle, laisse faire le souffle. » Écartant ronces et salamandres, secouant les scolopendres qui s’agitent dans sa chevelure, la narratrice se fraie un chemin parmi les obstacles. « Je cherche le passage », écrit-elle.


   Plus près de nous, du côté de l’écriture, Montaigne-le-vif et René Crevel ― cerveau de viande qui fait mal ―, « en visite » sous sa peau, sèment leurs signes. Les frontières s’effacent un instant mais les questions demeurent, paumes ouvertes sur le vide. Plus proche encore et plus présent, Arthur Rimbaud-le voyant. Les poèmes en prose de Françoise Ascal s’inscrivent dans la lignée du poète « aux semelles de vent ». L’enfant se voudrait magicienne, capable de traverser la vitre, « d’entendre ruisseler la lumière » et d’atteindre enfin la clarté. Mais la réalité est autre. Les eaux de la naissance et de la mort se rejoignent. Entre sexe et sang, intimement mêlés, Eros et Thanatos noient le rêve de l’exploratrice dans la même soue. « Un goût de sang emplit ta bouche. Le bleu du ciel a deux trous rouges au côté droit ».


  À travers les poèmes des épreuves ― « Je dois courir vers le puits, écouter encore et encore le chant de la poulie qui se fige » ―, face au rien qui enveloppe toute chose et tout être, surgissent le mot et sa cohorte exigeante de verbes, d’adjectifs, de rythmes et de scansions (3/2/3/2), ses images d’herbes folles et ses tiges plantées à même le crâne. Dans l’univers d’inexistence de la poète, c’est un univers foisonnant qui lève, corps et plantes, graminées et chiendent, « paumes pleines de syllabes rouges encore vivantes ». Gonflé de « sève obscure », taillant à vif, le mot se fraie un passage, s’anime, se forge une présence, s’immisce dans la brèche. Il prend corps dans le corps de l’absente ― absente à elle-même. Le rythme s’accélère, emplit la page d’une respiration forte que les dessins de Gérard Titus-Carmel accompagnent, forêt dense, entre le noir et les ocres. Le mot s’insinue « sous les pores de la peau », force les cavités et les résistances.


  « Il ne faut pas avoir peur, pas reculer, texte/peau même combat pour la vie, pour l’expansion dans la lumière… », confie la poète.


   Sous « la nostalgie de silex », le « rêve minéral » peut enfin s’accomplir.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli





FRANÇOISE ASCAL

Source

■ Françoise Ascal
sur Terres de femmes

[Je ferme les yeux et laisse le mot venir] (extrait de Lignées)

■ Voir aussi ▼

→ (sur le site de la mél) une fiche bio-bibliographique sur Françoise Ascal



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