Auguste: septembre 1923

Publié le 09 septembre 2012 par Christinedb

Lettre à en-tête du Royaume du Cambodge- ministère des Beaux-Arts- Le Directeur de l’École des Arts Cambodgiens à M...
Phnom-Penh le 22 septembre 1923

Ma chère tante

Je reçois votre lettre ce matin et suis très heureux des bonnes nouvelles qu’elle m’apporte. Bravo pour les examens et les concours heureusement passés sur toute la ligne. Et maintenant? Y-a-t-il d’autres examens et d’autres concours en vue et des situations qui se dessinent? Je le souhaite de grand coeur. Vous devez être rentrés de Bruay et les vacances ont dû vous reposer tous. Cela m’a fait plaisir de voir renaître le guignol, les décors étaient de véritables oeuvres d’art. (cf: le marionnettiste). Il y a surtout une forêt avec un grand arbre, que de souvenirs cela me rappelle et comme on savait s’amuser. Martin en était et doit s’en souvenir. Je me souviens encore des représentations et il y a trente ans de cela, c’est une bonne idée de l’avoir repris. Vous saurez par mes lettres précédentes que j’ai été repris par mon travail et que j’ai dû déblayer pour me mettre à jour, c’est fait maintenant et je puis me remettre un peu à peindre. J’ai quelques articles à écrire mais ils se font peu à peu le soir sans fatigue et c’est très intéressant. La gravure a aussi repris sa place dans mes occupations et ce n’est pas la moindre. Beaucoup de travaux font passer le temps et les jours passent sans qu’on s’en doute. Les jours et les semaines s’entassent les unes sur les autres sans qu’on ai le temps de s’en apercevoir. Ici on vit très vite, c’est une remarque que font tous les coloniaux et les gens se renouvellent, les uns arrivent les autres partent et parfois on ne se revoit jamais. J’ai comme cela un excellent camarade qui est au Harrar en Abyssinie et que je vois quelques heures tous les trois ans quand je passe à Djibouti. Il fait chaque fois 1800 kilomètres pour venir me voir. Il est vrai que pour nous les distances ne comptent pas et qu’on se croit voisins quand on est à 48 heures ou trois jours de cheval l’un de l’autre. Le pays est toujours sous l’eau, tout le sud du Cambodge est noyé, mon camarade qui rentre de tournée a passé en Sampan dans les forêts noyées s’arrêtant pour la nuit dans les branches d’un gros arbre pendant cinq jours et il est arrivé au terme de son voyage sur une petite colline où tous les serpents du pays s’étaient réfugiés, de sorte qu’il y a passé trois jours peu agréables, obligé de faire battre les herbes devant lui quand il sortait et prenait garde à l’endroit où il mettait le pied. Enfin tout s’est passé sans incident désagréable heureusement car à cinq jours de Phnom Penh une morsure de cobra eut été grave. Ce matin en sortant de l’école, des gosses cambodgiens s’étaient amusés à mettre un serpent vert artistement enlacé sur une branche au milieu de la route et mon pousse a mis le pied dessus, il a fait un saut qui a failli me faire passer par dessus mon véhicule, pendant que tous les gamins se tordaient de rire. Heureusement que la bête était morte,Le coolie a très mal pris la chose, il était furieux et leur en dit de toutes les couleurs. Ici les gosses qui n’ont pas de jouets s’amusent avec ce qu’ils trouvent, les petits chinois s’amusent avec des petits canards qu’ils vont faire nager sur le fleuve et ils les tiennent par une ficelle, d’autres remorquent un petit singe ou un chat ou des poulets. Mon oncle se serait bien amusé de toutes ces histoires. Les cambodgiens qui croient que les âmes de leurs proches revivent dans un autre corps vous disent souvent que quelqu’un de leur famille vit dans une bête qui s’apprivoise facilement et que cette humble condition d’existence après celle de l’homme est due à leurs pêchés pendant leur vie. C’est pourquoi ils ne tuent jamais une bête et ils saignent les animaux dans la perfection. Une de mes boyesse ayant perdu sa soeur a vu arriver un jour un petit chat, lesquels sont ordinairement très farouches, qui est venu se frotter près d’elle et a aussitôt déclaré que c’était l’âme de sa soeur qui était dans l’animal. , aussi ce chat est-il nourri comme un homme. Il a du riz et du poisson à discrétion et il en manque tout à fait car il vole tout dans la maison. C’est une croyance assez consolante et là-bas les incinérations sont des fêtes très gaies. On ne se doute pas de ce qu’on peut s’y amuser, il y a des danses de la musique et des repas d’autant plus considérables que la famille est plus haut placée. A l’incinération de la princesse Saumiphady, on distribuait des cadeaux aux invités, j’ai eu une très belle boîte en argent. Il ne faut pas croire qu’ils sont insensibles mais on ne doit pas pleurer car les larmes font un grand lac où l’âme est noyée et ne peut sortir que difficilement pour attendre l’anéantissement final, le Nirvana. Les deux petites princesses, ses soeurs, Ping Peang et Peang Poh pleuraient comme des fontaines en se cachant, j’ai dû les consoler. Ping-Peang et Peang Poh en cambodgien ça veut dire araignée et tomate. La pauvre tomate était inconsolable. Je leur ai dit que sa soeur renaîtrait dans la félicité et qu’au cours d’une existence elle deviendrait sûrement la mère d’un Bouddha. Ca a à peu près arrangé les choses. Quand le roi mourra, ça sera une belle fête, mais on ne l’incendiera qu’un an après. En ce moment, c’est la fête des gâteaux pour les petits chinois, Pat Yu, Ping, ils se promènent le soir avec des lanternes dans leurs plus beaux atours. Les filles sont cocasses avec leur chignon plein d’épingles d’or. Ca dure un mois et il y a des gâteaux excellents. Les gosses voisins m’ont apporté des amandes de prunier grillées et chaudes. C’est très bon, je leur ai acheté des lanternes comme il convient et j’ai eu de grands lays (?) - dix mille félicités, dix mille années. Comme j’habite au milieu de la ville chinoise, je suis aux premières loges. Ca serait très gai s’ils n’étaient pas si sales. Il n’y a rien de plus immonde que les chinois à part quelques riches marchands qui ont reconnu que le confort français était appréciable et qui ont des salles de douche, Ainsi j’ai pour voisin la peste et le choléra en permanence, mais on n’y fait guère attention, les européens ne l’attrapent pas, il ne faut pas manger de salade du marché voilà tout pour le choléra, pour la peste j’ai les chats qui chassent les rats qui sont les grands propagateurs de la peste. Avant quand j’avais des chiens, j’en était infesté et ça ne m’allait pas. Maintenant les chats les ont définitivement fait disparaître. Je me suis tout de même fait piquer pour la peste car il y a deux mois il en mourrait cinq ou six par jour et ça devenait inquiétant. Heureusement que ces fléaux ravagent la chine sans cela nous serions submergés et l’Europe ne durerait pas longtemps. Ils ont tous de trois à huit et dix femmes, le vieux Boum-Pa qui est mort la semaine dernière à 82 ans grand-grand-père a été escorté de 230 descendants, il avait 230 descendants il avait 20 fils, les filles ne comptent pas, vous voyez ça d’ici, qu’elle marée. Heureusement que la nature y met bon ordre et c’est bien comme cela.
A bientôt de vos nouvelles, bien des choses à tout le monde et mes respectueux souvenirs à Madame votre mère et à Mademoiselle Alice.
Je vous embrase de tout coeur.
Auguste