Il y a peut-être un cadavre sous le cabanon

Publié le 11 septembre 2012 par Paumadou

Mardi 11 septembre 2012

Il y a peut-être un cadavre sous le cabanon

Ai-je tué un homme ?

Ça m’est revenu comme une bouffée d’air rance à la figure. Comme si j’avais réouvert le caveau depuis longtemps fermé. Ai-je tué un homme ?

En fouillant au fond du jardin, dans le tas de merde qui pousse depuis des années juste à côté du cabanon, je suis tombé sur un permis de conduire belge, la photo à moitié déchirée ne laissait pas voir de visage, un vieux permis. Je n’ai pas vu le nom, j’ai juste eu ce flash.

Michel, Philippe, Marc Angoumanche.

Puis le second : je l’ai tué.

Pas il est mort, non, juste je l’ai tué. Je me souviens juste qu’il a débarqué tard dans la nuit, comme font tous les types paumés par ici. Je ne le connaissais pas, j’étais seul. Adolescent, quinze ans peut-être, guère plus. Ma sœur Dieu sait où, mes parents absents. Il a débarqué et je l’ai tué.

Son permis se retrouva dans un tas de jouets cassés et de vieux fringues usés, tous les trucs qu’on jette dans le coin depuis longtemps.

Je me souviens de rien, juste qu’il est là sous le cabanon.

Peut-être…

Pour être sûr faudrait aller creuser, mais si je creuse et que je tombe dessus ? S’il est vraiment là ? On va me poser des questions, faire une enquête. C’est une chose de savoir où se trouve un cadavre, s’en est une autre de le remettre au jour.

Peut-être…

Le type a débarqué de nuit pour me voir, moi ou ma famille. Sans voiture, enfin, je crois, rien que lui et son permis. Sans sac ? Vraiment ?

Je ne me souviens pas.

Il a débarqué, on a discuté un peu, enfin, ça serait logique qu’on l’ait fait. Je me souviens juste de mon idée qui grandissait : j’allais le tuer. Juste pour voir ce que ça faisait. Aucune animosité contre lui, rien à lui reprocher. Enfin, je ne crois pas…

J’ai réfléchi à la manière de cacher le corps, ça je m’en souviens. Dans la terre meuble et boueuse au pied du vieux pigeonnier en parpaings verts foncés servant vaguement d’atelier-abri de jardin à mes parents. A ma sœur et moi, de maison dans notre enfance, de lieu de réunion de notre club secret avec H. et N. les enfants des voisins. Un ratir-tout avec de vieux pots en terre cassés, les vélos rouillés et c’est à peu près tout. Vingt ans que j’y avais pas fichu les pieds, qu’est-ce qui m’a pris ?

Je me souviens. Je l’ai tué.

Mais comment ? Rien de violent, ça m’aurait marqué, non ? Quand on défonce la tête d’un type à coup de marteau, on s’en souvient ! Je souviens de lui, debout dans la cuisine, on a discuté… Non, je ne me souviens pas avoir discuté, ça c’est pas un souvenir, juste une conclusion. Un inconnu n’arrive pas dans la cuisine de vos parents sans que vous ayez échangé un seul mot avec lui. Je ne me souviens pas l’avoir tué. Juste lui debout dans la cuisine, sans sac, une silhouette plus qu’une personne, et je l’ai tué.

Au matin, rien n’avait changé, il n’était plus là, la terre devant le vieux pigeonnier était toujours aussi boueuse et meuble… comment savoir si je n’ai pas rêvé tout ça ?

Il y a le permis, ça je ne peux pas l’avoir rêvé. Il est resté intact tout ce temps dans le tas d’immondices. Il n’y a que le permis.

Peut-être a-t-il dormi là, comme n’importe quel type paumé dans le coin. Au matin, il était parti, et son souvenir s’est effacé comme si ça n’avait pas d’importance. Ça n’en avait pas, personne ne savait qu’il était là, sauf moi.

J’ai jamais vu les flics, jamais rien entendu à propos de lui. Perdu corps et âme. Du poison sans doute, le jardin comme toujours était envahi de mauvaise herbe. La cigüe poussait comme du chiendent, j’ai dû en faire un tisane…

Peut-être…

Je ne vois pas d’autre solution. Je ne me rappelle pas qu’il ait dormi, ni l’avoir étouffé, ni rien en fait. Une silhouette debout dans la cuisine, sans visage, juste un nom. J’ai pu rêver cette silhouette, la confondre avec une autre. J’ai pu inventer ce nom, l’entendre n’importe où et le garder au fond de ma cervelle imbibée. Mais le permis… Le permis de conduire presque intact après avoir passé plus que quarante ans dans le tas de compost. Non, c’est impossible… et pourtant.

J’ai foutu le feu au tas. Juste au cas où. J’ai foutu le permis dans le feu, pour être sûr.

Sûr qu’on viendrait pas m’emmerder avec ce type. Angoumanche. Il est parti en fumée, lui, son permis et son souvenir.

Ne reste plus que l’odeur du cramé dans le jardin, comme une réminiscence quand je passe devant le vieux tas de parpaings qui tombe en ruine. Une réminiscence, un remors… pas d’avoir tué, juste d’avoir oublié.
Il y a peut-être un cadavre sous le cabanon.

Peut-être…