Untitled, from House Series_Francesca

Publié le 11 septembre 2012 par Ctrltab

Nous sommes faits d’ombres qui nous constituent. La photo m’a appris cela. J’ai ramassé une petite pierre au bord de la rivière. Je la tiens dans la main. Elle est blanche et lisse. Elle brille. Elle me rappelle cet après-midi d’été. Ce si proche passé déjà évaporé. Il faisait si beau. J’étais seule sur la rive. J’ai ôté tous mes vêtements. J’ai mis un pied dans le fleuve. Sa froideur m’a accueillie. L’hiver était encore en lui mais il m’ouvrait les bras pour m’accueillir. J’entendais au loin des rires étouffés et des éclaboussures. Je n’étais pas tout à fait seule. Ce qui me rassurait et me dérangeait. Le danger s’éloignait, des gens pouvaient venir me sauver. Le mystère s’estompait. Il n’y avait donc pas que moi, le ciel, la rivière et le courant impavide. L’eau me montait jusqu’à mi-cuisse. Mes poils se hérissaient, mes pores se redressaient. J’avais la chair de poule. Bientôt, je devrais immerger mon sexe et puis mon ventre. Je plongerai avant pour stopper le supplice de la morsure progressive du froid. J’élançais mes bras, mon corps était à l’horizontal, j’étais une avec l’eau qui m’électrisait. Onde de choc et de chaleur. J’ai ri ou j’ai poussé un petit ah, je ne sais plus. J’ai aimé la violence de l’immersion et la réalisation subite, surprenante de ce que je projetais avec appréhension. Ce que je venais de réaliser. D’un élan. D’une poussée. Je me transformais en grenouille. Mes jambes croassaient. L’eau glacée était un appui solide. Je remontais le fleuve pour l’empêcher de m’emporter. Tant pis pour le surplace. Les rires lointains s’intensifiaient. J’imaginais qu’eux aussi avaient réussi le même exploit : se baigner. Ils s’étonnaient encore de la simplicité de cela, du plaisir immédiat et de la satisfaction violente. Mes bras et mes jambes s’ouvraient et se fermaient dans un même mouvement. Impulsion de la nage. Je grandissais à chaque fois. M’étirais. Mes tétons se dressaient. Sur le dos, je regardais mon ventre et mes jambes qui frétillaient. J’aurais voulu arracher une photo de cela. La vue trouble et jaunie de mon corps disproportionné. Respirant et compact. Je tournais sur moi-même. Bientôt, il faudrait remonter sur la rive. Ne pas rester trop longtemps pour ne pas risquer une chute prolongée de ma température interne. M’arracher bientôt aux éléments. Pour revenir une bipède dressée sur ses deux pattes. Je suis sortie, écarlate. Je me suis séchée avec mon foulard. J’ai enfilé ma robe à pois, vite. Je me suis assise. Ai recroquevillé mes jambes vers mon torse. Je suis restée ainsi un temps à me dorer au soleil, à laisser couler mes pensées et mes tristesses au fil de l’eau. A humer ma peau lavée par le bain. Je me suis demandée quand nous retournerions en Italie. Bientôt, j’espère. Je n’ai pas pensé à Fred. Ou plutôt j’ai pensé à ne pas penser à Fred. Pour ne pas gâcher l’instant. Sur ma micro plage improvisée, il y avait ce petit caillou qui me faisait de l’œil. Je l’ai pris avec moi avant de partir. Eclat d’une scintillante baignade.

Je suis rentrée à la cabane. Dans notre ancienne cachette. Je n’avais pas envie tout de suite de retrouver ma mère, mon père, mon frère, ma famille. On ne peut pas se noyer dans un fleuve, non, dans une maison, oui. Les fleurs sauvages ne peuvent vous engloutir, mais un rideau à fleur ou du papier peint efflorescent et monstrueux, si. La maison est l’amie ennemie des femmes, j’en suis persuadée. La perte du foyer est ce qui leur feraient le plus peur, j’ai lu. Moi, j’ai surtout peur des magasins de décoration et des livres de cuisine. Alors, pour conjurer mon sort, je deviens gardienne d’une maison abandonnée. Comme dans les contes d’antan. Sauf que mon acolyte m’a abandonnée. Il n’y a pas de sorcière dans le coin, personne pour nous engraisser, alors à quoi bon ? J’ai trouvé un substitut : l’appareil photo. Le voleur de temps, le voleur d’images. Le voleur d’amour. Il aspire tout à lui. Il me dévide au fur et à mesure que je vide ses pellicules.

J’ai un peu froid. Ma nuque est mouillée par mes cheveux qui dégoulinent encore. J’ai perdu Fred. Il est parti voir ailleurs, je le sais, se nicher dans les lolos de Caroline. Qui est bien plus rassurante que moi, qui, elle, lui fera de bons petits plats, prendra son sexe délicatement entre sa bouche et le sucera avant d’aller préparer la crème anglaise bien chaude pour le pudding qu’elle a préparé pour le tea time de tout à l’heure. Caroline qui sait jouer son rôle de femme. Caroline qui sait où placer sa violence. Dans la rivalité avec les autres donzelles et au jeu de « devine laquelle d’entre nous toutes est la plus belle. »

Je serre le petit caillou blanc dans mon poing. Pour penser à autre chose et chasser l’ennui de ma nouvelle solitude, je me prête à un de nos jeux favoris : celui des questions impossibles. Tu préfères que ça soit ton père ou ta mère qui meure ? Tu surprends la copine de ton meilleur ami en train de le tromper, tu lui dis ou pas ? Aujourd’hui, je choisis la thématique du handicap. Le thème de l’absence correspond parfaitement à l’ordre du jour. Si je devais sacrifier l’un de mes membres, lequel serait-il ? Bien sûr, pour que le sacrifice marche, il s’agit toujours de sacrifier ce qu’on a le plus cher. Je choisis mes jambes, sans hésiter. Elles ne sont pas vraiment belles. Je les trouve trop petites, arquées, méchamment potelées. Ce sont pourtant elles que je préfère. Qui me permettent de danser, de nager, de courir, de sauter. Qui m’offrent le mouvement, la vie. Si elles ne sont pas belles, elles sont solides. Je peux toujours compter sur elles. Alors, oui, c’est elle que je sacrifie. Que je donne. Dont je m’ampute avec allégresse. Comme la petite sirène. Quitte à en perdre ma voix. Je les photographie. Elles sont mon blason.