Tu ressembles à un moineau, Francesca. Tu rabats tes ailes, tu regardes de biais et tu picores les gravats du plancher. Tu ouvres la bouche parce que tu sais que la pose en sera meilleure. Regarde-toi avec ton faux peignoir Victorien japonisant et ton chignon dégoulinant. Tu ne ressembles vraiment à rien, Francesca Woodman. Tu te claquemures dans une maison branlante. Tu t’enterres dans un tombeau ouvert. Tu annonces ta propre fin. Tu te regardes et tu ne te vois pas. Tu fais la moue avec ton visage poupin comme une jeune actrice à la mode. Une muse d’hier et d’aujourd’hui, capturée par le regard d’un homme. Sauf qu’il n’y a pas d’homme derrière la caméra mais juste toi.
Moi, je te vois. J’ai trente-trois ans de plus que toi et pourtant si tu vivais encore, c’est toi qui en aurais vingt de plus. Là où tu demeures figée, tu as vingt ans sur cette photo, j’en ai treize de plus que toi. Treize ans, âge fatidique, celui où l’on perd son père et ensuite, démerde-toi.
T’inquiète, je ne suis pas venue embêter ton fantôme avec des problèmes arithmétiques. Quoiqu’en bonne scientifique, il me semble que ces questions techniques ne t’embarrassent pas. Je ne suis pas non plus là pour voler ta mémoire, j’ai lu brièvement ta courte biographie. Je ne souhaite pas raconter ce que d’autres ont déjà fait mieux que toi. D’autres qui ne connaissent sur le bout de leurs doigts et leurs prunelles, fascinés par les images que tu leur renvoies.
Moi, je suis venue me glisser dans tes habits, dans ta pauvre robe de chambre défaite, dans tes cheveux décoiffés, dans tes pieds sales, dans ta peau trop nue et trop exposée, dans ta fuite hors du cadre. Je t’emprunte tout cela. En échange, je te prête ma peine du moment pour que tu l’achèves comme tu t’es toi-même achevée. Voilà notre pacte. Tu vas m’aider à retourner là d’où je suis partie. Et pour commencer, j’ai une question. Mais qu’as-tu donc fait des hommes, Francesca ? Où sont-ils ?