L'invention de Cendrars

Publié le 12 septembre 2012 par Jlk

Pour commémorer le centenaire (1912-2012) de la seconde naissance du bourlingueur légendaire, la BCU, à Lausanne,  présente une petite expo brassant de grands thèmes.

 

Blaise Cendrars n’en finit pas de ressusciter. Plus de cinquante ans après sa mort (le 21 janvier 1961, la même année que Céline et Hemingway), le poète du « Profond aujourd’hui » continue de fasciner des générations successives de lecteurs. Lui qui s’imaginait clamer « Merde, je ne veux pas vivre ! », en se rappelant, dans le poème intitulé Le ventre de ma mère, le Big Bang originel de sa première naissance (le 1er septembre 1887 à La Chaux-de-Fonds, sous le nom de Frédéric Louis Sauser), fut pourtant un écrivain « supervivant », genre grand fauve humain à la Zorba: « J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».

Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est revivre l’éclosion prodigieuse de la modernité artistique et littéraire au début du XXe siècle, de l’Exposition Universelle de 1900 à la Grande Guerre où l’engagé volontaire perdra sa main droite (son extraordinaire récit intitulé J’ai tué  devrait être lu dans les écoles), an passant par les espoirs fous de la première révolution russe (que « Freddie » voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), les percées de l’avant-garde artistique auxquelles il participera à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, jusqu’aux voyages au bout du monde réellement vécus ou rêvés avant d’être réinventés dans le maelström de son œuvre.  

Affabulateur féerique, Cendrars aura-t-il jamais vraiment fait le parcours du Transsibérien ? Au journaliste qui le lui demande dans les années 30, il répond crânement : « Qu’est-ce que ça peut te faire, puisque je vous l’ai fait prendre à tous ?!»…


De cendres et d’art

Lorsque Frédéric Sauser  débarque à New York en 1911, il a la dégaine d’un jeune homme romantique que son amante polonaise Féla Poznanski, qui deviendra la mère de ses enfants, décrit en ces termes : « Il porte la chevelure d’un Gorki, la vareuse de velours et la cravate d’un Baudelaire, et il a dans les gestes la grâce d’un Italien, il pourrait être Russe ou Polonais ! ».

Or à vingt-cinq ans, Sauser a déjà pas mal roulé sa bosse.  Rétif à la vie de famille, il a d’abord suivi les siens à Naples où les affaires de son père commerçant ont sombré.  Puis il s’est retrouvé apprenti gratte-papier à Saint-Pétersbourg, où il s’est ennuyé plus qu’il ne l’a raconté dans ses récits. N’empêche : il a vu en 1906 la première révolution russe de près, qui lui inspirera le saisissant Moravagine, avant de partager à Paris (dès 1910) la vie de la bohème artistique de Montparnasse. 

L’arrivée à New York, longtemps rêvée, le confronte immédiatement à la dure réalité, avec la vision des  milliers d’émigrés parqués comme du bétail pour la première visite sanitaire. Crevant de solitude malgré la présence de Féla, errant dans la ville immense qui pue à la fois l’argent et la misère, c’est pourtant là qu’une nuit mythique il va s’inventer un nom, hésitant d’abord entre Cendrart et Cendrars, puis s’arrêtant à celui-ci qui figure « tout ce qui est brûlé », et au prénom de Blaise rappelant sa passion pour Pascal et le mot de braise, promesse de feu renaissant de ses cendres.

« Un nouveau poète est né », commente la biographe et commentatrice Anne-Marie Jaton, qui «se rattache aux grands révoltés des siècles précédents, asociaux et absolus comme lui, dont il porte le non initial et le fantasme d’auto-engendrement : « Je suis le premier de mon nom puisque c’est moi qui l’ai inventé de toutes pièces »…  


De New York au bout du monde

Quatre vitrines thématiques bien cadrées, un moniteur virtuel ouvrant sur d’autres échappées et rebonds, des documents parfois éclairants, une lecture publique en ouverture et une visite guidée ultérieure : tels sont les apports de la petite exposition mise sur pied dès aujourd’hui par la Bibliothèque cantonale et universitaire, au Palais de Rumine, aux bons soins de Sylvestre Pidoux.

Au nombre des pièces manuscrites et autres documents photographiques, on relèvera notamment, dans la première vitrine évoquant Les Pâques, le petit feuillet manuscrit mythique sur lequel Cendrars explicite l’origine de son pseudo littéraire. Tout à côté, un exemplaire au format du légendaire livre-objet conçu par Cendrars et Sonia Delaunay à partir de la Prose du  Transsibérien, reste  référentiel. Dans la vitrine illustrant l’aventure de  L’or, une lettre cocasse est à remarquer, d’un prétendu descendant du colonel Suter réclamant une part du présumé magot. Enfin, la vitrine intitulée  Partir renvoie à la lecture  du monumental recueil publié l’an dernier sous ce titre dans la collection Quarto des éditions Gallimard, alors que la reprise du titre J’ai tué ramène au texte éponyme prodigieux, réédité chez Zoé.

 

. Palais de Rumine, du 13 septembre au 31 décembre. Blaise Cendrars 1912-20112 New York-Hollywood-Lausanne. Vernissage aujourd’hui à 18h., avec lecture et musique par le comédien Jacques Probst et le contrebassiste Pierre Kuthan. Visite guidée par Sylvestre Pidoux, le 3 novembre à 11h.