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Modern Love_Fred

Publié le 13 septembre 2012 par Ctrltab

Modern Love_Fred

Francesca voulait saisir la lumière. Moi, je voulais la saisir, elle. Etre dans son rai. A partir du moment où elle m’en a chassé, j’ai laissé les autres m’envahir. Francesca était jusqu’alors la frontière entre le monde et moi. Je sortais de son ombre, je devenais vacant. Une plage déserte à occuper. Ils n’ont pas tardé à installer leur transat et leurs serviettes.

Caroline voulait devenir ma petite amie, elle devint ma petite amie. Papa voulait que je fasse mes devoirs pour entrer dans la meilleure université, j’excellais dans toutes les matières. Maman voulait que je terminasse mon assiette, j’emmagasinais les forces pour plus tard. Ma sœur faisait le mur, je la couvrais. On voulait que je passe le oinj, je le passais et en roulais même un deuxième.  Mes potes s’acharnaient sur la tête de turc du lycée, j’en rajoutais une couche sur ce dernier pour l’humilier. Caroline avait hâte que nous fassions l’amour, nous attendîmes six mois pour mieux nous connaître. Conformément au délai prescrit par ses magazines. Puis nous le fîmes sans savoir ni l’un ni l’autre où bien placer notre plaisir, s’il devait en avoir un, peut-être. Nous fûmes surtout heureux de l’avoir fait. Caroline n’était plus vierge et je crois que c’est tout ce qu’elle voulait. Il faudrait juste recommencer. Ca viendrait avec la pratique, me disait-elle. Moi, j’entendais : ça viendrait avec la routine, tu finiras par ne plus être un éjaculateur précoce. J’avoue, pas de quoi, me faire bander. Je m’en foutais. J’aimais ses seins et y fourrer surtout ma queue impatiente. Ensuite, le reste… Je m’en branlais à proprement parler.

Francesca me manquait. Je ne l’avais plus vue depuis cet après-midi d’été. Ce n’était pas le style de fille que l’on croise dans les rues. Sans elle, j’étais devenu normal. Un peu con. Pas plus, pas moins que la moyenne. Je m’en sortais avec la mention honorable avec des bonnes chances de succès pour réussir dans la vie. Mon père m’imaginait docteur, ma mère, plus pragmatique et moins idéaliste, directeur d’une compagnie d’assurance. Bref, j’étais en train de mal tourner jusqu’à ce que je me rendisse à ce cours.

Une pluie battante, typique des premiers jours d’avril, m’avait précipité dans la première salle ouverte. J’ai vu de la lumière, j’y suis entré. Mon sandwich détrempé entre les mains et un bout de laitue dans la bouche. Une voix avec un fort accent étranger m’a accueilli : « Magnifique ! Continuez surtout les enfants. Le hasard entre sur scène ! » Le hasard, en l’occurrence, c’était moi. Les enfants, c’étaient des gars, des filles que j’avais déjà vus dans la cour du lycée. Je me suis demandé s’ils avaient fumé. Ils déambulaient lentement dans la pièce sans jamais se rencontrer. Electrons libres lâchés. Un rêve dansant. Je me suis immobilisé, j’ai gobé ma feuille de salade, fissa. J’ai commencé à distinguer la porte-voix dans la pénombre du fond : une petite femme frêle à la longue tresse grise. Apparition sortie des murs. J’ai pensé immédiatement à Francesca. Elle aurait adoré cette sorcière au regard d’épervier. J’ai souri parce que j’étais heureux. Parce que je m’étais transformé en vache ruminante, les yeux écarquillés, la becquée à bout de bras. Je voyais de nouveau à travers les yeux de Francesca. Bientôt, je me réveillerais sûrement. Je réaliserais que je venais d’échouer dans un match de basket. Un gros quebla ne me bousculerait. Pour l’heure, je m’abandonnais à ce spectacle aérien qui s’articulait autour de moi. J’étais devenu son saule pleureur, son pilier. Leur démarche était si étrange. Je compris pourquoi. La voix a ressurgi des bas-fonds : « Epaule droite maintenant ! » Leurs corps ont changé de sens, animés par une autre force. Ils étaient désormais dirigés par leur épaule droite. Puis ce furent le tour de leur plexus solaire, de leur sexe, de leurs pieds. L’exercice s’est arrêté. La voix, de nouveau : « Très bien, très bien. Reposez-vous un instant. Et très belle présence, Mr le hasard, bravo ! Viens, dépose tes affaires, enlève tes vêtements mouillés et écoute le prochain exercice. » Je n’ai pas eu à choisir, j’ai obéi. J’ai commencé à me déshabiller. Ma veste, ma chemise, mon pantalon, mon t-shirt… Elle a ri : « Pas si vite ! Vous êtes un hasard pressé ! En t-shirt et caleçon, si tu insistes, ça suffira pour aujourd’hui. La nudité, c’est difficile. On y arrivera plus tard. »

Elle mélangeait le tutoiement et le vouvoiement avec élégance. Je sais, c’est con, on est à Rhode Island. On est sensé parler anglais, il n’y a donc pas de possibilité de se vouvoyer. Mais, avec Nina, je vous assure, c’était différent : on entendait le vouvoiement dans une langue qui n’en possédait pas.

- Tu t’appelles comment, mon petit ?

-Fred Sunday.

- Sans blague ? Le soleil d’un dimanche après-midi…

Elle a souri tout en cachant ses dents. Elle a allumé une clope sans se soucier de l’impitoyable alarme de l’établissement. J’ai admiré son audace. Les autres ne soufflaient pas un mot. A mon tour, à sa manière, je l’ai vouvoyé :

- Et vous ?

- Nina Anders. Tu peux m’appeler Nina. Tout court. Bienvenue au cours de théâtre Modern Love.

Elle a prononcé ces paroles magiques dont je me souviendrais toute ma vie. Une porte s’est ouverte devant moi. Plus précisément, je crois une trappe dans laquelle je me suis glissé : « Tu fais partie des nôtres désormais. »


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