Scolariser les enfants de moins de trois ans pour lutter contre l’échec scolaire ! Voilà une intention louable dans ses objectifs. Mais on peut d’ores et déjà se poser la question de la pertinence d’une telle méthode.
De plus en plus l’enfant doit très tôt savoir ce qu’il veut faire dans l’existence afin de définir le plus rapidement possible les moyens à mettre en œuvre qui participeront de sa réussite sociale. Mais cette réussite que recouvre-t-elle en vérité ? Succès, richesse, pouvoir, bien-être matériel, ascendant sur autrui, respectabilité et reconnaissance... Est-ce que notre vie individuelle dépend à ce point des normes instituées par notre vie collective ? L’épanouissement de soi est-il à ce point dépendant de la personne pour ne pas dire du « personnage » social que nous jouons bon gré, mal gré chaque jour ? Qu’est-ce qu’une vie réussie ? Qu’est-ce qu’une vie épanouie ? Faut-il dès la plus tendre enfance s’efforcer d’acquérir le plus d’atouts possibles afin de se donner toutes les chances de réussites ? Mais de quelle réussite encore une fois parle-t-on ?
De plus en plus tôt chacun se doit de définir son futur parcours en fonction des besoins de la société. Telle ou telle branche professionnelle sera privilégiée non plus en fonction des désirs et des possibilités d’épanouissement qu’elle est susceptible d’offrir à chaque être. Non. Les principaux critères de choix sont malheureusement aujourd’hui le « marché » de l’emploi. Autrement dit, là aussi, un domaine où déjà l’offre et de la demande font inexorablement la loi. Vient également le souci de la rentabilité d’un poste plutôt que d’un autre. Une rentabilité qui doit permettre de rembourser rapidement les frais engagés pour les études en même temps que de parvenir le plus tôt possible à la propriété et aux joies infinies et infiniment dispendieuses de la société de consommation. Enfin la reconnaissance, le pouvoir et la notoriété sont des critères qui, s’ils peuvent accessoirement s’ajouter aux premiers, ne sont pas dédaignés.
Bref ! Les notions d’investissement et de rentabilité imprègnent jusqu’aux premiers âges de la vie. Il faut rentabiliser l’enfance le plus tôt possible. Et pour se faire, investir sur cette capacité incroyable que nous avons tous durant les premières années de nos existences fragiles de nous imprégner de tout ce qui peut nous nourrir sur le plan affectif et intellectuel. Car c’est bien connu, tous ces chers petits sont de futurs génies aux yeux de leurs parents. Mais comment en vouloir à ces derniers ? Aussi essaye-t-on de leur apprendre de plus en plus tôt la lecture, l’écriture ou même les langues étrangères. La musique, le sport et tant d’autres activités extrascolaires sont autant d’occasion d’éveiller l’artiste ou le génie qui sommeille en eux.
Nounous, crèches, éducateurs, instituteurs viennent de plus en plus tôt bouleverser le rythme d’un développement affectif et intellectuel normal, c'est-à-dire particulier à chaque être. Tout cela dans le seul but, inavoué bien sûr, d’éveiller le plus rapidement possible les « super capacités » de chacun de ces bambins. De plus en plus tôt, l’enfant est coupé de son enfance.
De retour au foyer, l’enfant n’est pas davantage en lien avec les éléments les plus déterminants pour lui : ses parents, sa famille. Fatigués par des journées de travail à rallonge (travailler plus pour gagner plus !) et de plus en plus stressantes et harassantes (productivité et concurrence obligent) ; les parents délèguent leur rôle à toutes les formes d’ersatz possibles. Depuis l’écran de télévision en passant par celui de l’ordinateur du portable ou de la console de jeu. De moins en moins on permet à l’enfant d’être un enfant. Autrement dit de découvrir le monde par un premier rapport essentiellement sensuel et affectif. Plus que l’apprentissage précoce d’une langue ou de toute autre discipline, il faut laisser le temps à l’enfant de tisser des liens primordiaux. Des liens déterminants pour son épanouissement personnel en rapport avec une société d’abord humaine avant que d’être économique, libérale et productiviste.
Comment, dans ces conditions, ne pas s’étonner de voir des enfants de plus en plus vieux. En d’autres termes, des adultes de trente, quarante ans et plus semblant n’avoir jamais véritablement quitté l’enfance et par là même, incapables d’assurer pleinement les responsabilités qui devraient être les leurs. A fortiori incapables de transmettre à leurs propres enfants les bases affectives nécessaires à leur propre construction. Dans le pire des cas, ne nous étonnons pas non plus de voir, ici ou là, dans les rubriques de faits divers, des adolescents gavés de numérique et de mondes virtuels, débouler dans leur école une arme automatique à la main et faire un carton sur tout ce qui bouge. Le tout sans jamais manifester aucune émotion ni aucun remord. Sans même jamais comprendre ce que réellement on leur reproche, leur crime étant pour eux, si j’ose dire, d’un naturel désarmant.
Si des liens affectifs essentiels n’ont pas été tissés, certains êtres sont, par défaut, littéralement vidés de leur sève, de leur âme, de leur humanité en somme. Quand de surcroît la vie, les évènements, joints à une prédisposition naturelle à l’isolement, à la rêverie et à la mégalomanie, peuplent un monde affectif réduit à sa plus simple expression... alors ne nous étonnons pas que le besoin de reconnaissance se manifeste avec les seuls moyens mis à la disposition de l’enfant par une éducation de substitution. Un apprentissage fait de tout ce que la société de l’image et de la consommation peuvent avoir de pire. Il ne s’agit pas ici bien sûr de faire le procès du progrès numérique et médiatique. Mais ces « mondes » deviennent véritablement dangereux quand ils ne sont plus contrôlés et tempérés par une autorité affective de référence. Dans ces univers fantasmagoriques, tout est permis et jamais aucunes limites internes ne viennent contrecarrer un désir infini de puissance et de reconnaissance. Quand le jeu devient l’élément prioritaire de la construction du « je » il faut qu’il puisse dans le même temps instituer des limites à la construction de soi : autrui. C’est là tout l’intérêt des jeux « traditionnels » de cour d’école où la volonté de chacun s’arrête là où commence celle de l’autre. Autant de barrières naturelles qui aident l’enfant à canaliser sa violence naturelle, son instinct de domination et de survie.
Au contraire, le cas extrême où l’enfant trouve dans ces mondes de substitution toutes ses « nourritures affectives », pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnik, ne trouve plus de limites à l’expansion de sa personnalité. Qui plus est, quand ces enfants naissent dans un pays où la possession d’une arme à feu fait partie des droits et des libertés fondamentales du citoyen. Ne nous étonnons pas dès lors que des évènements comme celui du 23 juillet 2012 aient lieu. Rappelons les faits : James Holmes, 24 ans, tout vêtu de noir et les cheveux teints en roux fait irruption dans un cinéma de Aurora près de Denver (Colorado. USA). Il fait au hasard 12 morts et 58 blessés lors d’une avant-première du dernier Batman : The dark knight rises. Diplômé du lycée Westview de San Diego, étudiant en neurologie, il se passionnait pour tout ce qui concernait les mystères de l’esprit, les « expériences subjectives » et les « illusions temporelles ».
Croire que l’on remédiera un tant soit peu à l’échec scolaire en apprenant de plus en plus tôt aux enfants à être des hommes est une ineptie. Au contraire, il se pourrait bien que le mal qu’on cherche ainsi à combattre s’en trouve accentué. Avant d’être une entité sociale, économique et créatrice de richesse, l’enfant est avant tout une personne physique et psychique. Il est avant tout une entité affective. C’est à partir de cette demande primitive que tout se construit et que tout se décide. Aussi est-il inutile sinon même dangereux de vouloir faire des singes savants si les structures affectives de base ne sont pas consolidées ou même construites. Elles sont les fondements de nos identités et, au-delà, de nos sociétés et de nos civilisations. Et ce ne sont certainement pas des institutions chaque jour un peu plus mutilées de leurs déjà maigres moyens qui sauront apporter à l’enfant les ferments indispensables à sa maturation affective.
La plus petite cour d’école est déjà un lieu de lutte et de compétition. Elle est déjà une société miniature où toutes les formes de discrimination, de jugement, de conflits et autres joyeusetés sociales sont à l’état embryonnaire. Avant d’être confronté à cette jungle miniature, l’enfant doit avoir acquis les bases affectives nécessaires à sa protection. Et c’est avant tout à la famille, lieu privilégié pour la construction de soi et de la société, qu’incombe ce rôle. Or, la famille est, depuis ces trente dernières années, profondément bouleversée. Les lignes qui la définissaient sont devenues floues, mouvantes, parfois même absentes. Aujourd’hui, les mamans sont quasiment toutes des femmes actives et même super actives (compétition avec la gente masculine oblige). Le tout ajouté aux tâches quotidiennes que beaucoup d’hommes n’ont pas encore totalement adoptées. Quand les mères ne sont pas des mères célibataires. Les familles tour à tour décomposées puis recomposées sont souvent étendues jusqu’aux ex-belles familles des deux parents et à leurs enfants respectifs. L’homoparentalité, les mères porteuses, les mères adoptives, les dons de sperme, d’ovules et autres modes de fécondation tendent à littéralement faire éclater la notion de famille au sens traditionnel et judéo-chrétien du terme. Quid de l’enfant au milieu de ce maelström juridique et surtout affectif ? Qui sont ses référents ? Qui imiter (puisque l’imitation est à la base de toute éducation) dans cette débauche d’opinions et de personnalités parfois contradictoires ? Qui a toute légitimité pour éduquer l’enfant ? Autant dire qu’il est inutile d’ajouter à la confusion.
L’interaction de l’enfant en bas-âge avec d’autres enfants du même âge est certes nécessaire pour son apprentissage de la vie en société. Mais elle ne fait pas tout. Un enfant aspire naturellement à grandir et à évoluer. Pour ce faire, il lui faut des modèles, des exemples qu’il ne peut trouver que dans le monde des adultes qu’il cherche très tôt à imiter. Le plonger prématurément dans un environnement constitué d’enfants de son âge le privera nécessairement de ce que les parents (ou tuteurs adultes) sont les seuls à pouvoir lui apporter comme références et comme bases affectives et morales. Qui plus est, dans son apprentissage du langage, ce n’est pas en l’immergeant dès l’âge de deux ans au milieu d’enfants du même âge qu’il intégrera de nouveaux phonèmes et qu’il perfectionnera naturellement son élocution. De ce manque naîtra un handicap linguistique difficile à rattraper, lourd de conséquences individuelles et sociales.
Enfin, et de nombreux professionnels de la petite enfance s’accordent sur ce point : la troisième année de vie d’un enfant est une période importante sinon décisive quant à l’acquisition du « je », de l’autonomie, de la propreté sphinctérienne, de l’imagination et de la maîtrise de l’agressivité. « C’est seulement après la stabilisation de cette phase qu’il sera prêt à s’intégrer dans une classe d’école maternelle et qu’il pourra s’épanouir dans un groupe [1]. »
De même que pour toutes les autres formes d’apprentissage, on encourage le bambin (compétitivité et orgueil obligent) à être autonome et « performant » de plus en plus tôt ; à faire « comme les grands ». C’est oublier là aussi que la nature a ses rythmes et ses exigences. Vouloir en changer les règles c’est être susceptible de les voir resurgir plus tard et sous d’autres formes beaucoup plus traumatiques. Nul ne guérit de son enfance !
Sébastien Junca.
[1] Isabelle Eustache. Site : e-sante.fr