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Max | Attendre

Publié le 16 septembre 2012 par Aragon

mod_article124254.jpgAttendre. J'attends depuis une demi-heure, c'est pas le bout du monde mais j'attends. La pièce devait commencer à 19 heures et les portes ne sont toujours pas ouvertes... J'attends. Je pense à lui : R. Il y a des lustres que je ne l'ai pas revu. R., c'est un pote d'enfance qui est comédien amateur et qui est le pilier de cette troupe qui va donner ce soir, dans ce petit village de Chalosse, une pièce de Jean Anouilh "Chers Zoizeaux". Il fait bon, je suis assis face aux collines, le soleil est si chaud encore, je pense à Anouilh, à Antigone sa pièce noire, qui symbolisa la Résistance pendant la dernière guerre, puis, presque à mon insu la machine se met en route, je remonte le temps avec le verbe attendre...

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Bedous en vallée d'Aspe, 1958, en colo montagne. Monsieur Carretier le directeur nous raconte une histoire à la veillée. C'est d'une famille tortue dont il s'agit. Tout ce petit monde tortue part en vacances. Ils marchent marchent marchent longtemps longtemps longtemps, font une halte le soir tombant. Le papa tortue se rend compte, désespéré, qu'ils sont partis trop vite (sic) et qu'il a oublié la clé qui ouvre l'entrée du domaine où ils vont en vacances. Réunion de famille : papa, maman, je crois qu'il y avait aussi tonton & tata, peut-être les grands-parents aussi et cinq enfants tortues. Conciliabule, l'heure est grave, puis il est décidé que c'est un enfant tortue, celui qui a le mollet le plus fringant de toute cette petite tribu qui repartira à la maison et ramènera la clé. Mais la route est longue, il faudra du temps et le marché se conclut à la condition expresse, exigée par le désigné, que l'on attende son retour pour manger. Pas question de toucher le moindre petit sandwich à la laitue tant qu'il ne sera pas revenu. OK et c'est parti, il fonce et le reste de la famille se repose dans la clairière. La nuit passe, puis le jour suivant, le temps passe, passe, passe, tout le monde attend. La faim commence à se faire sentir chez tous mais ils ont promis d'attendre le retour du "sacrifié" avant d'entamer la moindre miette. Le temps passe, la faim se fait de plus en plus pressante, le jeune tortue ne revient toujours pas. Ils attendent, attendent, attendent encore. N'y tenant plus, ils se réunissent un jour et il est décidé qu'à présent il ne va pas tarder et qu'on peut commencer à manger "un tout petit peu" en attendant le retour du fils prodigue. Les sandwichs à la laitue sont distribués. Affamés, ils s'apprêtent tous à l'ouvrir quand leurs bec restent "coincés...suspendus en l'air" et ne se referment sur rien car, sidérés, ils voient les buissons s'ouvrir devant eux et surgir furieux et trépignant le jeune tortue qui leur dit : "J'avais raison de ne pas être parti et de vous surveiller, je savais que vous ne m'auriez pas attendus !!!"

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Quelques années plus tard, j'ai dix onze ans, je suis dans la petite épicerie de ma mère. J'aimais bien à y être de temps en temps, l'après-midi surtout, il n'y avait pas beaucoup de client en général. Je joue entre les gondoles où sont parfaitement alignés boîtes, cartons et bouteilles, je compte les boîtes de conserves quand la porte du magasin s'ouvre, je me baisse d'instinct car j'ai reconnu, entre les boîtes, R. que je viens voir jouer ce soir. R. c'est pas l'ennemi, mais c'est tout comme, il est d'une autre rue, fait pas partie de ma bande. Donc, faut que je me planque pour l'observer. Il entre, il ne m'a pas vu. La porte d'entrée a fait tinter la sonnette mais ma mère n'est pas là. Faut dire qu'à l'époque on attendait dans les commerces de villages. Le client devait être patient. C'est vrai que la vie se déclinait généralement plus calmos qu'à présent. L'ambiance était plus sereine dans les villes et les campagnes : acmé des trente glorieuses ! Le matin, pas d'attente, car y'avait pas mal de clientes pour le repas de midi, c'était comme le coup de feu du service en restauration, l'épicier(cière) était au poste de combat. Mais l'après-midi c'était plus cool. Le temps entre deux clientes pouvait être espacé, pouvait s'étirer comme un altocumulus que l'on regarde à moitié endormi, allongé dans un champ de blé un jour d'été...

Ma mère était souvent à la "réserve" l'après-midi pour s'occuper du stock de marchandises, ou à l'atelier de mon père donner une bouteille de gaz, ou faire une lessive, ou tailler un rosier dehors, ou en train de balayer, ou même à la Poste - "vite fait" comme elle disait - en laissant quand même sa boutique ouverte. Bref le magasin pouvait être vide de son propriétaire et la règle, l'us & coutume, voulait que le client attende, patiemment. Le client gardait le magasin. Ce qu'il faisait sans histoire, c'était comme ça. Et tout se passait bien. Je n'ai jamais entendu parler de problème de fauche ou autre. Bon, ça prenait pas des plombes l'absence du commerçant, mais l'attente pouvait quand même varier entre une et quinze minutes...

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R. attend. Ma mère n'est donc pas là. Je ralentis mon souffle, le contrôle, il ne me voit pas, ne m'entend pas, je suis parfaitement tapi. Un peu coincé, si j'avais pu, j'aurais filé avant qu'il n'entre mais à présent, j'assume mon rôle d'indien guetteur. Il ne doit pas me voir mais moi il faut que je trouve la meilleure place pour l'observer. Je rampe, discret, entre les gondoles, puis par dessous, je fais gaffe de pas renverser les boîtes de conserves, les bouteilles d'huile. Je connais le magasin comme ma poche. J'attends, j'observe, lui, ne fait qu'attendre. De temps à autre il lance la parole usuelle, mais faiblement, convaincu du silence de la réponse : "Y'a quelqu'un ??? Y'a quelqu'un ???" Pas de réponse, ma mère doit être à l'atelier. Il attend, attend, attend. Au bout d'un long moment, je le vois alors changer d'attitude. Je sens qu'il va se passer quelque chose car il observe avec de plus en plus d'insistance un bocal où il y a les fameux "Chupeta", de délicieux bâtons chocolatés, style Pyrénéens de Lindt. Il lance encore un "Y'a quelqu'un ???" et lorgne de plus en plus sur les Chupetas en se dodelinant, se tortillant, passant d'un pied à l'autre, mine de rien, ça gamberge dans sa caboche, ça se sent, je renifle un sale coup en préparation, j'invoque les manes de Géronimo, il attend encore, attend, attend, dernier coup d'oeil vers le couloir pour voir si ma mère revient pas, il tend l'oreille : pas de bruit et hop ! n'y tenant plus, plonge brusquement sa pogne dans le bocal pour piquer un Chupeta, le fourgue avec dextérité dans sa poche. C'est alors que, comme un Apache, je me redresse et en deux bonds lui saute dessus, lui fait un croc-en-jambe, le cloue au sol et lui dit extrêmement menaçant : "Rends-moi ce que t'as piqué à ma mère !" Il est tétanisé par la surprise, par la violence de mon attaque parfaite, il est livide, blafard, je suis sorti comme un diable de sa boîte, il n'a rien vu, rien entendu, ne m'a pas soupçonné, lui qui est un des plus rusés gamins du village. J'exulte intérieurement, ma victoire est totale !

Ils sort piteusement la Chupeta de sa poche, me demande pitoyablement en larmoyant, mouquireux à présent, de ne rien dire à ma mère. Moi, magnanime je lui dit OK, mais de se barrer aussi et il quitte le magasin en courant. Je me sens comme Marcel avec ses bartavelles. Fier comme un paon, j'ai assumé grave comme on dirait aujourd'hui, j'ai défendu avec succès mon territoire...

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Les portes de la salle de théâtre s'ouvrent à présent. L'attente a pris fin. Le nombreux public prend place. Le spectacle, à mon sens, ne sera hélas pas à la hauteur. R. que je reconnais à peine après tout ce temps passé sans le revoir a une "gueule", une vraie gueule de comédien, de la prestance, de l'allure, de la voix et du coffre, un vrai talent, mais la pièce foutraquement montée, bizarrement réécrite et calamiteusement interprétée dans l'ensemble, me fera me barrer à l'anglaise, à la fin de l'acte deux et regretter d'avoir... attendu.

Mais ça, chut !!! Je le dirai pas à R. Je lui ferai pas deux mauvais coups de Jarnac dans sa vie...


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