Petite, mon histoire préférée était celle de la fille à la tête de chou. L’héroïne avait à sa disposition deux têtes : celle d’origine et une nouvelle qui était bien sûr à l’exact contrario de la première. Elle était brune, le visage rond, myope comme pas deux et dotée d’une grosse paire de lunettes. Elle avait donc choisi comme paire de rechange une jolie tête blonde, aux grands yeux clairs et aux pommettes hautes. Chaque soir, avant de se coucher, elle enlevait l’une de ses têtes. Malheureusement, un jour, elle perdait les deux. Sa mère les confondait avec le panier à salade et les jetait dans le vide-ordure pendant la nuit. La fille se retrouvait le lendemain matin avec une laitue en guise de promontoire et partait à la quête de sa tête d’origine. Telle était la conclusion : vaut mieux avoir une tête que rien et ne pas trop jouer avec les lois de la nature. Si la morale était étroite, l’imaginaire était débridé et exaltant. Toute bille en tête, je décidais de pousser l’idée jusqu’au bout.
Le postulat de départ était simple : pourquoi devrions-nous garder toujours notre tête ? J’imaginais un pays où, de la même manière qu’on changeait de barrette de cheveux, on pouvait avoir une tête pour le lundi, une autre pour le mardi, une autre encore pour les jours des fêtes. Bref, on remplaçait sa tête au gré de ses humeurs, de ses envies. J’imagine que le regard de l’autre suivait cette évolution. Tout le monde devait changer de tête au quotidien donc le visage ne devait plus être un repère fiable pour identifier la personne. D’autres paramètres de reconnaissance avaient dû se développer pour compenser cette nouvelle constante variable. On devait se fier au corps qui lui restait, plus ou moins, immuable.
Pour les enfants et les adolescents, c’était un sacré problème, eux qui ne cessaient de grandir. Les parents devaient bien garder en tête leurs signes distinctifs pour ne pas les égarer. « Oui, oui, c’est bien le mien, je reconnais son grain de beauté au creux du genoux. Mais je sens un nouveau sur le coude. Et le duvet de son bras est plus fourni. Est-ce bien lui ? » Pour les adultes, cela demandait aussi des efforts de concentration pour mémoriser le corps des autres, des siens et suivre ces petits riens qui s’ajoutent et s’enlèvent au gré du temps qui passe, qui nous épanouit et nous flétrit.
On ne s’attachait plus à un visage, on s’attachait à un corps. La chirurgie esthétique était honnie dans ce pays. Les têtes, à la rigueur, pouvaient en faire à leur tête, puisqu’elles étaient par essence interchangeables et donc caduques. Mais pour les corps, quelle horreur ! La moindre tentative de normalisation par un bistouri leur ôtait un bout de leur histoire, les plongeait un peu plus dans l’anonymat et les menaçait d’oubli. Ceux qui avaient essayé, les seins gonflés, le sexe refait ou les jambes liposucées, pleuraient encore leur ancien moi. Ils avaient brouillé leurs propres cartes. Il n’était alors pas rare que les autres corps ignorassent l’ami d’enfance, la petite amie d’hier ou le frère de sang.
Des cinq sens, on ne se fiait qu’au toucher. La vue, le goût, l’odorat, l’ouïe variaient d’un jour à l’autre selon le bon fonctionnement de la tête héritée. Un jour, vous pouviez être daltonien, l’autre un peu sourd d’oreille. Un jour fin gourmet, le lendemain insensible au moindre fumet. On se touchait donc beaucoup dans ce pays-là. Sans aucune arrière idée derrière la tête. La pudeur n’avait pas lieu d’être. Pire, elle constituait un danger, un comportement suicidaire. Ne plus toucher et être touché, c’était vouloir se retirer de la communauté et peu à peu mourir. Isolé.
Une émission qui me fascinait dans mon enfance jouait sur un principe similaire. Dans ce show précurseur de la télé-réalité, on demandait à un membre d’un couple de reconnaître son partenaire à travers la représentation de l’un de ses aspects particuliers : ses mains, ses genoux, son dos. Pour corser l’affaire, deux photos lui étaient toujours présentées. « Alors, laquelle de ces deux paires de pieds appartient à votre fiancé ? » Ils se trompaient la plupart du temps. Non par manque d’amour, je crois, mais plutôt en raison de la mauvaise qualité des images. Elles ressemblaient à des clichés volés d’un dictionnaire médical où la chair suscite davantage l’effroi que l’envie.
Je suis sûre qu’au toucher n’importe quel amoureux reconnaît la moindre partie du corps de l’autre. S’il est vraiment amoureux, bien sûr. Car il ne cesse alors de vouloir conquérir cette terre inconnue. Il a soif de l’explorer, de l’envahir, de la coloniser.
Dans mes photos, j’entrelace ces deux idées. La tête ne m’intéresse pas, le corps oui. Et je veux pouvoir photographier les membres séparés d’une telle manière qu’un regard amoureux les reconnaîtrait immédiatement, saisirait de cette vision morcelée l’objet entier et total de son amour.