Colette Milhé. Comment je suis devenue anthropologue et occitane, Lormont, Le Bord de l’eau, Des mondes ordinaires, 2011.
Myriam Congoste, Le Vol et la Morale. L’ordinaire d’un voleur, Toulouse, Anacharsis, 2012.
Julie Campagne. Tu m’as pas jetée, c’est moi qui suis partie. Enquête sur les disputes de couples, Lormont, Le Bord de l’eau, Des mondes ordinaires, 2012.
Depuis un an ont été publiés trois livres d’anthropologie qui repoussent encore plus loin les capacités de cette discipline à nous faire accéder aux réalités quotidiennes. Ces trois ouvrages ont été écrits à Bordeaux, par des filles. Autres points communs, une même démarche que les termes d’ethnopragmatique ou anthropologie de l’ordinaire pourraient désigner ainsi qu’une même bibliothèque, des références identiques dans le cadre de la tradition de l’anthropologie, longues enquêtes méticuleuses, enregistrement et transcription des entretiens, échelle microscopique… Mais cette évidente homogénéité donne pourtant des résultats très différents car chacune des auteures exerce sa créativité – particulièrement développée chez chacune d’elles – sur un aspect différent de la démarche commune. L’une étudie l’ordinaire d’un voleur ce qui l’amène à insister sur les conditions de l’enquête. L’autre pour rendre compte de l’élaboration d’une thèse d’anthropologie est amenée à concevoir de nouvelles formes d’écriture. La troisième applique aux récits de disputes conjugales les instruments de la pragmatique du langage.
Commençons par préciser la démarche partagée par toutes. L’une d’elles la formule de façon particulièrement suggestive : « Mes interlocuteurs et moi devions miser sur un langage au sein duquel nous feignions de partager la connaissance » (Campagne, 2012 : 5). Il s’agit évidemment de mettre en œuvre le « tournant linguistique » forme actuelle de la tradition sceptique selon laquelle « les hommes ne sont pas affectés par les choses mais par les idées qu’ils se font des choses ». Cette posture conduit à une attention extrême au détail des paroles d’autant que le magnétophone permet d’en enregistrer tous les actes, aussi minimes soient-ils. Chacune présente à sa façon une expression du domaine ouvert par cette perspective dans la direction que chacune a choisie. Il leur a fallu commencer par échapper aux thèmes canoniques de la discipline (parenté, religion, politique, ethnie, santé…) puis affirmer de nouveaux paradigmes (refus des totalités, de la distance et critique des informations entre autres). Cette démarche permet l’examen de nouveaux objets par l’utilisation de certains instruments.
Etant donné son sujet, « l’ordinaire d’un voleur », sous-titre de son livre, Myriam Congoste dispose de relativement peu d’enregistrements. Elle compense cet apparent handicap par l’insistance avec laquelle elle affirme son propre point de vue dans un monde et des situations qui lui sont radicalement étrangers. Elle arrive devant ses locuteurs comme dans un jeu de quille et constate, ensuite, les dégâts. Son livre se présente comme une succession de catastrophes car les relations qu’elle établit et les propos qu’elle entend lui sont tellement étrangers qu’ils limitent les possibilités de dialogue. C’est donc l’enquêtrice qui parle mais évidemment, elle ne donne aucune suprématie à ses propos. Jamais elle ne se pose comme l’observatrice qui constate mais comme l’ingénue qui tente – souvent en vain – de comprendre, reprenant la procédure conçue au temps des Lumières, celle du Persan de Montesquieu ou de l’Ingénu de Voltaire. De scène en scène, se présentent ainsi certaines règles de vie, certaines conduites que le lecteur peut être amené à imaginer mais que jamais l’anthropologue ne formule : ce serait des présomptions interdites au chercheur exigeant. Elle se contente de présenter comment elle voit la situation et comment elle a le sentiment de la voir évoluer. Elle décrit les mouvements nés de sa simple présence. Au lecteur de conclure.
Au contraire, Julie Campagne rencontre des situations complètement connues puisqu’elle enquête dans son propre milieu, des étudiants, auprès de ses amis très proches. Elle a donc tous les entretiens qu’elle veut, quand elle veut et n’apparaît donc que dans le choix du sujet, la mise en place de l’enquête et l’utilisation des matériaux collectés. Toute sa matière se trouve dans son enregistreur qu’elle n’appelle jamais magnétophone. Il lui suffit alors d’interpréter les discours transcrits au moyen de la pragmatique du langage qu’elle utilise de manière particulièrement subtile et féconde. Les silences, les onomatopées, les divers sens des mots, le ton… se mettent à parler non par leur contenu, mais par leur forme, par les jeux de langages utilisés, en situation d’interaction. Tout devient alors preuve, les hésitations, les temps utilisés, les usages de la première personne… pour présenter le chemin qui conduit aux disputes conjugales.
Myriam Congoste repousse les murs de l’enquête, Julie Campagne ceux des paroles enregistrées, Colette Milhé quant à elle s’attaque au compte-rendu. Reprenant le texte d’un chaotique journal tenu au cours de l’élaboration de sa thèse, elle le réorganise selon une série de questions que se pose aujourd’hui l’anthropologie. Ce procédé lui permet de rendre compte de ses hésitations mais aussi de ses contradictions et même des changements qu’entraînent chez elle le déroulement et l’approfondissement de sa recherche. L’objet de sa thèse, nécessairement évanescent (la faiblesse de l’occitanisme politique), s’éparpille selon les locuteurs rencontrés, les points de vue considérés, le temps… La force du livre de C. Milhé est de rassembler tous ces morceaux disséminés non pour construire un récit imposé comme le font les grandes théories abandonnées aujourd’hui, mais pour rendre compte de cet éclatement. Elle nous propose ainsi une nouvelle façon d’écrire la réalité.
Il reste cependant un dernier dénominateur à ces trois livres qui est peut être ce qu’ils ont de plus nouveau, la liberté qu’ils proposent au lecteur. Aucun ne s’inscrit dans les mécanismes conventionnels d’un récit circonstancié amenant une inéluctable conclusion, ce qui les conduit d’ailleurs à abandonner la forme du traité ou de la monographie. Ils présentent de façons diverses un processus d’enquête qui limite leurs conclusions à ce que chaque chercheuse a constaté. Au lecteur à élargir les constatations, à voir dans un voleur tous les autres ou certains, dans les amis de Julie les conflits de leur propre couple, ou chez Colette les difficultés de tout thésard. Elles ne disent pas tout ce que peut trouver le lecteur pour rester dans le cadre de ce qu’elles peuvent prouver comme doit le faire la recherche exigeante à laquelle elles se cantonnent. Les solutions ainsi proposées élargissent l’espace des investigations futures. Elles ont su nous montrer, chacune à sa manière, comment développer les paradigmes sur lesquels elles s’appuient et réussir des expériences sur lesquelles il est désormais possible de s’appuyer pour aller encore plus loin. Elles nous présentent ainsi de nouvelles directions de travail d’autant qu’elles n’ont pas fini de nous surprendre. Outre leurs prochaines recherches dont la publication ne saurait tarder, l’une d’elle a imaginé « l’enquête participative » qui permet à chacun de suivre l’enquête qu’elle a menée en Bolivie et de lui proposer un avis. Leur cercle va s’élargir à une quatrième bordelaise qui prépare un travail sur la photographie qui lui aussi, j’en suis sûr, sera aussi novateur que ceux des autres.
B. Traimond