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Verticale, 1976_Fred

Publié le 21 septembre 2012 par Ctrltab

Verticale, 1976_Fred

Le sexe, pas touche. JP est venu dormir chez moi hier. Nous n’avons rien fait. Le service avait terminé tard, un couple de Russes qui ne voulaient pas partir, JP avait la flemme de rentrer à Brooklyn. Il est venu chez moi. Dans ma mini-piaule. T’inquiète, mec, on s’arrangera. Je n’ai pas osé poursuivre : c’est-à-dire, on s’emboîtera ? Je ne savais pas très bien ce dont j’avais envie. Pour l’heure, j’étais heureux qu’il me suive.

Je ne pensais pas que ma chambre était capable de contenir deux êtres humains à la fois. Il s’est avéré que si. On a monté les cinq étages par l’escalier de service, la nuit brillait, les buildings se hissaient et titillaient le ciel de leurs lumières. Nous avons pénétré par la fenêtre entrouverte. JP m’a demandé si c’était ma manière habituelle de rentrer chez moi. Je lui ai répondu, oui, bien sûr, je n’aime pas introduire la clef dans la serrure et la remuer dans le trou. Je crânais. En fait, j’avais perdu mon trousseau dès le premier jour. Je l’avais balancée dans le caniveau. Par maladresse. Je n’avais pas d’argent nécessaire pour en faire une autre. Surtout il aurait fallu prévenir le propriétaire, ce qui me semblait engendrer un nœud de complications qu’à peine débarqué de ma province je me sentais encore incapable de gérer.

- C’est joli chez toi.

J’ai admiré sa politesse. Car si je pouvais laisser ma fenêtre béante toute la journée, c’était bien parce qu’il n’avait strictement rien ici. A part un matelas, un sofa pourri, un réchaud et quelques ustensiles de vaisselle. Une table aussi et à l’occasion, je pouvais aussi emprunter la chaise commune qui traînait dans le couloir. J’étais patient. Je me meublais au gré du mobilier que je trouvais dans la rue.

- Tu veux un verre ? Du thé ? Un café ? Désolé, je n’ai pas grand-chose ici.

Il m’a commandé un café et s’est étalé, propriétaire, sur mon matelas. De but en blanc, il m’a demandé si je préférais les filles ou les garçons. A vrai dire, je n’y avais jamais pensé. D’abord, il y avait Francesca et puis les autres. Ensuite, il y a eu Caroline et ses seins. Je lui ai dit que je ne pensais pas en termes de sexe mais d’attributs. Physiques, sexuels ou moraux. Les attributs sexuels étaient bien sûr très forts, très attractifs. Mais non déterminants. Surtout s’ils étaient beaux. Là, je me rappelais la douceur ferme de Caroline. JP a insisté. C’était un des points communs qu’il avait Francesca et que j’aimais en lui. Il allait jusqu’au bout de ses idées.

- Mais tu préfères être pris ou prendre ? Tu préfères aimer ou être aimé ?

Je me suis allongé sur le canapé pourri. C’était beaucoup de questions qui se confondaient.

- Tu parles au sens corporel ou sentimental ?

- Les deux.

Le garçon ne me simplifiait pas l’affaire. Il s’est approché de moi, s’est mis à me caresser le ventre.

- Et ça, ça te fait quelque chose ?

- Oui, bien sûr. Du bien. Une réaction normale à une caresse, non ?

Je pensais qu’il voulait en venir à ça. Qu’il me draguait. Que nous en étions aux avances. Je me suis retourné, me suis penché vers lui, prêt à le recevoir. Il m’a souri et s’est assis par terre. Prêt lui aussi à donner ce qu’il désirait mais qui ne correspondait pas à ce qu’il venait d’éveiller en moi. D’ébranler. Lui, pas du tout, il voulait juste se confesser. C’est à partir de ce moment cruel, ce malentendu, que j’ai réalisé que j’étais amoureux de lui.

- Moi, j’aime une fille. Que je n’ai vue que deux fois et avec qui je n’ai à proprement pas encore parler. C’est con, non ?

Je me suis tu, blessé. J’avais juste noté l’emploi du mot « encore » et l’espoir donc qu’il nourrissait. Je devrais sûrement promettre à la fin : motus et bouche cousue. Motus et trou du cul coincé, oui.

- La première fois, je l’ai vue au restaurant. Une cliente. Elle était avec son père. Calme, très posée. Les cheveux châtains, syphilide. Les yeux un peu caveux, le front haut, très grand. Très jeune. Une beauté flamande. Je n’ai pas tardé à réaliser qu’il ne s’agissait pas d’un papa qui offrait gentiment un dîner dans un restaurant chic à sa fille pour fêter son diplôme mais de son amant. Il avait bien trente ans de plus qu’elle. Les mains manucurées, pas un poil qui dépassait, le regard intelligent qui a déjà tiré sur ton ombre avant même que tu sois sorti de ta cachette. Un schmuck. Tu vois, le genre, indestructible. Quand je les servais, elle me regardait. Franche, honnête. Je voyais bien que je lui plaisais. Ce qui était étrange, c’est qu’elle ne s’en cachait pas devant le vieux renard. Cette fille avait l’air bien plus forte qu’elle n’en avait l’air. Bien plus libre. Au-delà des apparences de la poulette gentiment entretenue par un vieux beau qui refuse de vieillir. Chaque fois que je m’approchais de leur table, je découvrais un détail en elle qui me plaisait : l’attache fine de ses poignets, le grain de beauté sur sa nuque, son bracelet. A la fin du repas, je me suis entretenu avec eux. Le type dirigeait la conversation. C’était lui, le boss. Mais elle savait  y introduire un petit grain de sel qui détournait la conversation huilée et policée entre clients satisfaits et garçon de café serviable. Tu connais, ces conversations, tu connais leur rhétorique habituelle. On brosse le client dans le sens du poil, il se flatte de son côté d’être aussi libéral et ouvert avec le domestique qui l’a servi le long du repas. Qui sait, demain, sera-t-il président des Etats-Unis ? Il est américain, il croit que tout est possible, il croît même en toi, c’est inné. En attendant, malgré son optimisme et sa philosophie, il profite de sa supériorité. C’est aussi l’un des plaisirs que donne l’argent. Inutile d’aller jusqu’à la condescendance, le plaisir de se sentir plus riche suffit. Bref, ils ont voulu savoir ce que je faisais « en vrai. » Comme si mon service n’était qu’une mascarade que j’avais jouée avec brio tout au long de la soirée. Je leur ai dit que je travaillais dans l’art. Que je comptais ouvrir un jour une galerie. Oui, j’avoue, je me suis enflammé. Mais quand je prononçais ces mots, j’y croyais. Pas pour parader, je t’assure mais parce sa présence me donnait une force incroyable. Elle a émis un petit ah. Il a dit, Emy, elle s’appelait donc Emy, Emy se lance aussi dans les affaires. J’ai dit ah oui, super, dans quoi ? Elle m’a répondu : dans les collants. Je n’ai pas compris. Elle a précisé : les bas, les sous-vêtements, ce qui fuselle les jambes des femmes. Il a ajouté, entre vulgarité et poésie, « la voie qui mène au sexe des femmes a plus d’avenir que celle qui mène au ciel. » Elle a souri. J’ai cru comprendre ce qu’elle lui trouvait. Elle était belle. Je l’admirais d’être capable d’aimer ce type. Il était évident que c’était lui qui finançait son business. Je ne sentais rien de vénal dans cette fille. Ou, déjà, étais-je amoureux ? En tout cas, j’étais persuadé que si elle le quittait,  il viendrait lui manger dans sa main.

JP avait posé le matelas au pied de mon sofa. Je sentais son souffle et son odeur de propre. JP avait toujours des vêtements doux qui inhalaient un parfum de lessive aphrodisiaque.

- Et puis, ils sont partis. M’ont laissé un généreux pourboire. M’ont promis de revenir. Ils m’ont serré la main. J’ai tenu sa peau entre mes doigts, glissante et fine. Elle n’a rien dit et s’est contentée de sourire pour prendre congé. Debout, elle était haussée sur de hauts talons et semblait prête à s’effondrer à tout moment. Elle marchait comme une danseuse, en effleurant à peine le sol des pieds, comme si la terre la repoussait tel un trampoline. Elle avait de jolis bas, effectivement. Sombres, ils brunissaient sa peau et la ponctuait de petits pois noirs. Ils sont sortis. Deux semaines plus tard, j’étais dans le métro. J’étais plongé dans mon magazine. J’ai levé le regard sur la paire de jambes en face de moi. Elles avaient la même cheville fine et des mollets appétissants. J’ai remarqué les bas qui les voilaient légèrement. Je les ai trouvés un peu communs jusqu’à ce que le métro trésaille, que les jambes se déplacent légèrement et que j’aperçoive la longue ligne rouge derrière qui remontait jusqu’en dessous de sa jupe. J’ai levé le regard. C’était elle. Le métro s’est arrêté, elle m’a reconnu, a esquissé un petit signe de la main et est sortie. Je suis resté cloué au siège. Depuis combien de temps me regardait-elle ? Pourquoi l’avais-je laissé s’échapper ? Depuis, je n’arrête pas d’y penser.

- T’inquiète, jamais deux sans trois.

- Oui, j’espère.

- On dort maintenant ?

J’étais fatigué. Je voulais clore cette conversation. JP a accepté mon appel au sommeil et m’a remercié de mon écoute. C’était bon de pouvoir se confesser. Je n’ai rien dit. Si j’avais eu un coussin, je l’aurais mordu. JP s’est déshabillé, s’est glissé sous l’unique drap que je possédais et n’a pas tardé à s’endormir, du repos du juste. Il était déjà tard, presque cinq heures déjà. Je l’ai contemplé. Je n’avais pas le courage de plonger dans le sommeil. Je devais me lever pour bosser dans quelques minutes à peine. En attendant, je goûtais au supplice bercé par la douce mélodie de son souffle assoupi.


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