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Tu m’as pas jetée. C’est moi qui suis partie. Enquête sur les disputes de couples. Compte-rendu

Publié le 23 septembre 2012 par Antropologia

Tu m’as pas jetée. C’est moi qui suis partie. Enquête sur les disputes de couples. Compte-renduEtrange objet que celui choisi par Julie Campagne : les disputes de couple. Ce choix, dont elle n’explicite toutefois pas les raisons, se pose comme une interrogation de la manière classique d’étudier la parenté, thème canonique de l’anthropologie. En cela, elle se place déjà dans la lignée d’Eric Chauvier, co-directeur de la collection « Des mondes ordinaires » qui, dans le livre issu de sa thèse à mon sens trop méconnu, Fictions familiales, proposait une approche anthropololinguistique de l’ordinaire d’une famille.

Mais à la différence de celui-ci, elle ne pouvait pas pratiquer l’observation participante, un des piliers pourtant de l’anthropologie. En effet, elle ne pouvait par définition appartenir (ou jouer à) aux couples étudiés mais ne pouvait pas plus assister aux disputes. Comment alors accéder à un tel objet évanescent ? « Ils se disaient « en couple » et c’est suffisant pour admettre qu’ils étaient des couples. Ils disaient « se disputer » et c’est suffisant pour admettre qu’ils se disputaient. C’est d’ailleurs cela précisément qui constitue les bases de cette enquête : mes interlocuteurs et moi devions miser sur un langage au sein duquel nous feignions de partager la connaissance, l’attribution et l’utilisation des termes « dispute » et « couple ». En enquêtant, nous transformions ces mots de notre langage partagé en catégories… » (p.5) C’est donc par la seule médiation du langage que l’auteure va accéder à la réalité des disputes, ou du moins à leur réalité discursive.

S’appuyant sur la pragmatique du langage comme l’indiquent des références nombreuses à Cavell, Laugier, Chauvier, Jaujou, elle va analyser finement ce processus de verbalisation et, dans une perspective interactionniste (Goffman) nous permettre d’accéder à ce qui se joue dans cet effort de définition. Car ce qui n’échappe ni à Julie Campagne, ni à ses interlocuteurs, ce sont les enjeux de la participation à l’enquête. Dans la situation d’entretien, les couples mettent en scène leurs accords, parfois fragiles, qui définissent leur « communauté ». En parlant à Julie, ils ne sont pas dupes, ils parlent aussi à l’autre membre du « groupe », par le truchement du texte écrit. « L’enquête sur les disputes révèle que pour les deux couples il est important de savoir quoi dire et quoi taire. Pendant les disputes et pendant les entretiens. L’enquête fait surgir l’inquiétude quant à l’apparition d’une image fragmentée du couple comme communauté. Parler de ce qu’on dit, décrire ce que l’on fait, enregistrer sa voix pour me permettre de la soumettre à l’écriture, au choix des extraits : l’enquête oblige les amoureux à se plonger dans un état d’advertance. » (p.177)

Confrontée à cet effort pour mettre en scène la communauté, pour parler d’une même, d’une seule voix,  comment alors procède-t-elle ? Elle isole de courts extraits d’entretien, s’attache au contexte d’émission des propos, replacés dans l’interaction avec l’enquêtrice, les croise avec les propos de l’autre conjoint se référant à une même situation, interroge le ton, les silences, hésitations mais aussi les dissonances. Au fond, les discours sur les disputes ne deviennent qu’un prétexte pour nous faire accéder à ce qui fait le couple ou du moins à comment il se construit à deux. En tout cas à comment cela se passe pour les deux couples étudiés car, en chercheuse rigoureuse, Julie Campagne ne s’égare jamais en extrapolation ou en généralisation.

Son souci de précision l’amène à emprunter des termes utilisés par d’autres chercheurs : « processus de masquage » (Althabe, p.105), « censure intonative » (Chauvier, p.108)… mais Julie Campagne contribue aussi à cet effort épistémologique de « dire le langage » en inventant des formules heureuses : « conditionnel d’emprunt » (pp.78-79), « jeu de précision (p.80), « jeu d’enseignement » (p.90), « esthétique ethnographique » (p.117)… sans que cela nuise à une écriture toujours claire et fluide.

Colette Milhé

Chauvier Eric, Fictions familiales. Approche anthropolinguistique de l’ordinaire d’une famille, Pessac, PUB, 2003.



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